Le rouge pour vivre à Barcelone

Cliquez sur l'imageL’air est vif dans ce quartier ouvrier de Barcelone.

Il est tard, les rues sont tranquilles et il y a bien peu de chance d’y rencontrer des touristes tant on se demande ce qu’ils viendraient faire dans ces ruelles ordinaires et peu éclairées.

A quelques centaines de mètres de la garde de Sants, le village industriel a été avalé tout cru au milieu du siècles dernier par la ville tentaculaire.

Ici, on vit tous les jours dans une urgence de vivre, de faire face, de s’organiser. Dans ce quartier de Barcelone, les coopératives ont fleuri au début du siècle dernier, au moment où des hommes et des femmes se sont dit qu’il était temps de faire les choses autrement, temps de parler au patron tout puissant, de lui dire qu’on veut exister, avoir la part qui leur  revient dans les produits de l’entreprise.

Ici, les usines se ressemblent, toutes construites selon le même modèle, avec un grand portail et au dessus les appartements du patron qui, tous les matins, de son balcon regarde ses ouvriers défiler sous ses pieds, s’engouffrer dans le portail pour aller à la force de leurs bras remplir son coffre-fort. Le long des murailles du porche vouté les contremaîtres observent et toisent du regard celles et ceux dont ils vont surveiller les faiblesses et les petits égarements, regardent les hommes droit dans les yeux, laissent traîner leur regard sur les poitrines des femmes.

Jordi, un des ouvriers les mieux payés gagne péniblement  neuf pesetas par jour, son fils apprenti en gagne deux. Hier il  a écrit dans son journal ce qu’il écrit de plus en plus souvent. Impossible d’acheter de la viande, il n’a pas bu de vin depuis cinq mois, le pain est cher, l’huile aussi, et six personnes prennent place tous les jours à la table familiale.

Jordi n’est plus là, ses enfants non plus, tous partis au paradis laïc ou dorment les coopérateurs, mais les rues ont gardé quelque chose de ce temps ou l’on se disait que sans partage l’homme n’est que l’illusion de lui même, l’illusion de sa propre existence, la réduction de son être à un amas de molécules.

La ruelle s’arrête soudain face à un grand portail grand ouvert sur une cour assombrie par la nuit et l’oubli. Un grand entrepôt sur la gauche, une benne à gravats et une rue qui descend dans cette enceinte s’arrête sur le tic-tac d’un slogan qui orne le fronton du  bloc 11 de l’usine d’aluminium qui ne fume plus depuis belle lurette. La rue est sombre, la place respire l’abandon, et pourtant, le 11 juin 2011, les habitants du quartier ont dit qu’ils en avaient assez de cette crise qui servait de prétexte à ne plus rien faire, à tout laisser tomber, à tout laisser crever. Dans un monde d’abondance pour certains, ils n’avaient à opposer aux dérives de la propriété que la force de leur solidarité et leur amour pour leur quartier.

cliquez pour voir le tableauCe jour là, le bloc 11 est redevenu la propriété collective des habitants, ils y ont installé un café, une bibliothèque, des tables et des salles de réunion. les vieilles ampoules au mercure descendent du plafond pour éclairer doucement les tables de bois qui attendent les lecteurs. Avec le temps, la lumière s’enhardit, blanchit, inonde la salle et soustrait la charpente de l’usine au regard des visiteurs.

Un tableau gigantesque plaqué contre le mur de la façade nord indique les réservations, les rôles de chacun, les taches à accomplir. Tout ici respire l’humanité, l’espoir et le partage.

Tout ici est né d’une envie de faire, une envie de résister, un rejet des fatalités. Les femmes et les hommes qui fréquentent ce lieu ont des visages de femmes et d’hommes, de vrais visages de gens qui se tournent vers celui qui entre pour lui faire une petite place auprès du poêle à bois.

Guy Lévêque Barcelone 2013

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