Henri

Mercredi dernier, lorsque Brigitte  est partie pour vous aider à éloigner de la chambre cette grosse femme en noir qui faisait autrefois peur à Marcel Proust, celle que vous appeliez non sans un brin d’humour La Gonie, comme d’autres écoutent La Calas ou rêvent de voir La Cropole ; ce mercredi,disais-je, la pendule du Paven s’est arrêtée.

Je vous assure Henri que le poète Auden n’a rien à voir dans cette histoire. Lui demandait d’arrêter les pendules et de ganter de noir les mains des agents de police, mais avec vous il n’est pas question de toutes ces légendes d’autrefois, parce que vous, les pendules, vous saviez les faire marcher, vous saviez leur donner vie.

C’est ça, vous donniez vie aux pendules pour qu’elles rythment l’éclat des jours.

C’est vrai Henri, la pendule qui trône dans la salle à manger du Paven, nous l’avons faite ensemble. Vous avez donné vie au mécanisme, j’ai donné forme au bois et l’alchimie de notre rencontre a traversé le temps.

Lundi soir, en rentrant, j’ai relancé la pendule, pour vous, pour qu’elle me rappelle ces presque trente années passées à vous connaître, à voir savoir là, quelque part, grand horloger des mécanismes du temps qui donne corps à la vie.

Un jour, après avoir tendu l’oreille vers le mécanisme capricieux qui échappait aux règles implacables du présent, vous m’avez dit « Il n’y a pas de mécanisme parfait, vous voyez, là, ce n’est pas régulier, mettez un supplément de charge sur ce poids et un peu d’huile dans les pivots et tout rentrera dans l’’ordre ».

j’ai mis un gros plomb de pèche sur le poids, un de ces plombs que les gens du midi appellent une olive, et tout s’est arrangé. Les choses sont si simples pour celui qui sait que les horloges tuent le temps parce qu’il qu’il n’est mû que par de tout petits rouages qui peuvent parfois se gripper.

Le temps est prisonnier de l’horloge, et c’est seulement quand elle s’arrête qu’il revient à la vie.

Il en va autrement pour l’horloger, un jour ou l’autre, un rouage se grippe et on a beau mettre sur le poids des ans toutes les olives de l’amour, la mécanique s’arrête.

Mais votre vie, Henri, c’est autre chose.

La bas, quelque part, en terre de Guyenne, des gens se souviennent de l’horloger de la place Robert Darniche, de cette petite boutique sous les colonnades.

Qui pourrait oublier cet homme qui s’en allait à vélo faire les foires du pays, sa marmotte sur le porte bagages? Je me souviens d’un temps passé dans un bar en bas de la halle de Monségur. Une vieille dame plein d’entrain m’a salué et nous avons commencé à parler, et quand je lui ai dit qui vous étiez, son regard s’est éclairé « Mais bien sur, monsieur Allard, le bijoutier, Boudiou, je pense bien que je m’en souviens»

Pour avoir fait un jour à vos cotés les routes sinueuses et les faux plats trompeurs qui mènent vers ces villages aux noms qui vous étaient si familiers : Sauve-terre de Guyenne, La Réole, Langon, Duras, Saint Cernin, Ruch….Je mesure aujourd’hui quelle vaillance a du être la vôtre !

Lundi, en regardant la pendule de la salle à manger, je me suis dit que son cadran ressemblait à ce qu’ a été votre vie.

Au moment de la jeunesse, elle pointe vers l’orient, l’heure de se lever et marcher doucement vers le temps des apprentissages. La guerre, la résistance, Monsegur, puis Besançon, la ville des grands horlogers pour y apprendre le métier.

A la demi, elle marque le zénith, le temps du travail, le temps de faire et de produire, le temps de se marier, d’élever vos enfants, de tenir boutique à Versailles.

Aux trois quarts, elle marque le Finistère, le temps de se retirer doucement, de bricoler, de donner de l’amour à ses petits enfants, de faire que pour eux chaque Noël soit un plus beau de tous les Noël.

Et puis, un jour, un lundi, elle indique le nadir, les deux aiguilles se rencontrent au point le plus cruel de la mesure du temps. Celui où il faut passer du sommeil qui n’apaise plus à celui qui délivre des morsures du mal.

Oui je sais, je parle beaucoup d’horloges, mais elles ne sont pas aussi effrayantes que celles de Baudelaire. Ces horloges, toutes celles que vous avez réparées, toutes celles a qui vous avez rendu la vie continueront de marquer inlassablement le cours de jours qui passent, et chacun de ces jours vous devra une part de cette éternité d’amour.

Maintenant que vous avez rencontré le grand horloger, celui qui semait le doute dans l’esprit de Voltaire, vous savez qu’une pendule n’indique qu’un pas de temps, un moment, et ce moment vos enfants et vos petits enfants l’ont vécu à vos cotés, pendant ces longues journées que les voyageurs essayent de rallonger pour retarder tant que possible l’heure de leur départ.

Mais les pendules et les horloges, même arrêtées, donnent l’heure juste deux fois par jour. Cette heure, la première,  est venue pour vous lundi dernier.

Maintenant, les lundis ne seront plus jamais comme les autres, il fera soleil dans nos cœurs quand nous penserons à vous, et s’il nous arrive de sourire bêtement en regardant les gouttes de pluie, c’est juste pour dire qu’un arc en ciel est là, caché quelque part ; un arc en ciel du lundi qui fait reculer la pluie et donne des reflets irisés aux larmes des êtres aimés.

Bien sur, on a le droit d’être en colère, de dire que ce départ est injuste, trop brutal, mais il faut aussi se dire que vous êtes maintenant installé dans le monde des souvenirs, et que ce monde là va au delà du temps parce qu’il est peuplé de ce qu’il y a de meilleur à garder de votre passage parmi nous, et il y a tant et tant à garder qu’il faudra mettre beaucoup d’huile dans les rouages du temps.

Merci de tout ce temps, merci de m’avoir donné envie de réparer des horloges, et merci de m’avoir appris à la faire, je me ferai un honneur de transmettre cette toute petite parcelle de votre savoir-faire à votre petit fils et à toutes celles et ceux qui voudront prendre la suite.

Merci de ce calme qui était le votre, de votre générosité, de cette bienveillance, de ces attentions, et de ce brin de malice que l’on voit parfois s’éclairer au coin de l’œil des troufions qui chantent des chansons qui font monter le rouge aux joues des jeunes filles et que l’on se plaît à écouter dans les salles de garde.

Merci pour tout Henri, et pour tout le reste.

Mais le temps passe, et vous savez qu’un orateur trop long est comme une horloge qui sonnerait les minutes, alors à défaut de les jeter par les fenêtres pour les voir s’envoler, il est temps pour moi maintenant d’arrêter le balancier des mots.

Et comme on dit dans l’entre deux mers, A dieu siat Monsieur Allard.

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