Passando dal garbatella
Posted on 5 août 2014 in C'est la vie
Une légende locale raconte que la Garbatella devrait son nom à un ancien bistro local que le patron facétieux avait appelé gentille et belle.
D’autres prétendent que le quartier tirerait son nom d’un cépage de vigne, la Garbata , la vigne paresseuse qui poussait contre le tronc d’un orme. Qu’importe leur origine ; Les noms sont comme des cuvées qui passent, ils s’aigrissent ou se bonifient avec le temps et quand le vin est tiré, il faut le boire.
De quoi faire perdre la boule aux touristes passionnés d’éthimologie qui se hasarderaient à fréquenter le quartier, mais ces collectionneurs d’images ne s’intéressent pas à la vie, ils se contentent de figer pour une éternité aléatoire les ruines du passé qu’ils stockent pour l’avenir sur les pixels du temps qui se charge de nuages qui ne restitueront jamais leur contenu…
Ici, les murs content l’histoire mouvementée des années trente. Dans une Italie en proie au doute et accrochée aux promesses mirobolantes du gouvernement de Mussolini, un quartier va fleurir et éclairer la ville, comme une lanterne allumée sur les ruines des espérances d’une classe ouvrière abandonnée par une bourgeoisie complaisante avec un régime qui flatte sans vergogne ses rêves de grandeur.
A Rome comme ailleurs, Il arrive quelquefois que l’histoire s’abreuve aux sources de ses propres contradictions.
Le régime fasciste nourrit de grands projets d’aménagement urbain et doit pour cela déplacer des populations du centre ville vers la périphérie. Il s’agit d’éventrer le cœur de Rome pour agrandir ses avenues et construire de toutes pièces un quartier moderne et attractif. Dans son obsession de glorifier la splendeur impérialiste, Mussolini veut appuyer sa légitimité sur une politique de grands travaux destinés à rendre à Rome sa splendeur passée en créant le nouveau quartier de l’EUR appelé à accueillir l’exposition universelle de 1941…
Mais pour construire des villes, il faut des ouvriers. La plupart d’entre eux viennent de régions rurales du Sud -des Pouilles et des Abruzes – et les autorités doivent loger ces familles nombreuses sans pour autant perdre de vue que des ouvriers mécontents sont autant de risques de fragilisation de l’assise d’un régime qui s’appuie sur la confiance qu’ils lui accordent…
Pour concevoir le quartier de la Garbatella, les promoteurs d’alors combinent deux modèles issus de deux approches philosophiques assez contradictoires : le modèle anglais des villes jardins, avec ses espaces aérés et ses jardins individuels cultivés et le modèle socialo-uthopique des phalanstères de Charles Fourrier.
Autour de la petite place Michelle Da Carbonara, quatre de ces bâtiments abritent 997 logements . On y trouve tous les services de nature à garder la population ouvrière sous contrôle : poste de police, dortoirs séparés hommes/femmes, conciergerie … En principe, ces « alberghi », ne sont que temporaires, les occupants devant à terme trouver à se loger dans de futures réalisations…qui ne verront jamais le jour, la spéculation immobilière étant passée par là.
Ces projets ont eu, à l’époque, une notoriété internationale importante, à tel point que l’Albergo Bianco, qui comprenait une maternité et une école, fut en 1932 visitée par Gandhi et Nicolas Ier de Russie. Ces bâtiments ont par ailleurs été présentés à la première exposition d’Architecture Rationnelle en 1928….
Le temps a lentement patiné les couleurs des murs des quatre auberges, mais le quartier a gardé son charme d’autrefois. Aujourd’hui, autour de la place du village urbain, les rideaux des petits commerces, tenus le plus souvent par des pakistanais, continuent de se lever tous les jours pour accueillir une population en quête de chaleur humaine.
La petite place ressemble à une place de village, et les quatre bâtiments portent fièrement les traces de leur histoire. Des fresques dessinées après guerre rappellent ça et là que l’amour et la fidélité sont sources de récompenses et donnent tout son sens à la vie.
A quelques pas de la, sur la place Gereminia Bonomelli, vers la façade nord de l’Albergo Rossa, une caravane multicolore attire le regard des passants. On peut y lire l’histoire d’une vie, l’histoire d’une femme que la maladie a rattrapée alors qu’elle travaillait ici. La suite de l’histoire coule comme un vaisseau qui prend l’eau de toutes parts sur l’océan du désespoir ; elle a perdu son emploi, puis son logement, puis sa dignité. Elle vit ici, légalement, dans le plus grand respects de ce lieu qui la supporte, et demande aux passants de respecter sa propriété, ou en tout cas ce qu’il en reste.
Les habitants du quartier disent qu’elle ne sort pas souvent, qu’elle ne dérange pas, qu’elle ne fait de mal à personne et qu’elle a toute sa place ici.
Ce matin, la femme qui n’a pas de nom est sortie de son abri, surgie de sa roulotte d’infortune comme une bohémienne sur la place d’un village assoupi.
Ses longs cheveux blonds noués par un ruban s’étirent sur son dos fatigué, ses yeux couleur de nuit et sa peau halée trahissent une beauté passé que la maladie a confisquée pour la perdre à jamais dans les tiroirs du temps. Ombre de ce qu’elle a été, elle marche dans la rue pour y vivre sa vie, ce qu’il en reste, juste ce qu’il en reste, juste ce qui lui reste à vivre.
Je la suis un moment sur le trottoir sans savoir où ses pas chaotiques vont la mener.
Les petits jardins résonnent de rires d’enfants et les tags fleurissent sur les rideaux des magasins fermés pour la durée du mois d’aout, substituts moderne des revendications militantes que les ouvriers peignaient sur des fresques murales dans les années de l’après guerre.
Il fait bon vivre dans le quartier de plus en plus branché de la Garbatella. Ici, comme dans beaucoup de lieux porteurs des luttes des classes populaires, les bobos collectionneurs de nostalgies commencent à s’intéresser au quartier et viennent s’y installer pour y revisiter l’histoire en toute tranquillité….
È la vita.