Pilo
Posted on 5 novembre 2010 in Les êtres chers
A Gille Mazard, dit Pilo, a disparu en 2010.
Avant tout, je voudrais te dire que j’ai écrit, je l’ai fait dans l’urgence et sous une forme douce de contrainte. Tu sais ce que c’est toi l’urgence et la pression.
« Bon Pilo, je voudrais pas dire mais il me faudrait 17 dessins pour demain matin pour illustrer Vivre, tu vois, j’ai pensé à toi, tu vas enfin être célèbre ». Oui, l’urgence et la pression, et toi tu t’exécutes sans rien dire.
Figure toi que samedi, je demandais rien à personne, je promenais mon chagrin dans les rues de Marijoulet quand Brigitte m’a ordonné: « Tu dois faire un beau texte a Pilo ».
Le lendemain, voilà Pascale qui me dit tout ton amour des mots, puis Laurence, puis Claire, puis Sophie qui en remettent une couche. Tu veux que j’y fasse quoi Pilo, avec tout ce monde sur le dos? Je vais être obligé de faire comme toi, vite et bien ; moi qui ai toujours cru qu’il fallait laisser le temps au temps, comme disait mon grand-père : « Mets toi à l’ouvrage quand l’alouette s’éveille et finis le quand elle dort ».
Mais là, c’est plus le même temps, c’est un autre temps, pas celui des moissons, c’est celui des cerises, et les temps sont un peu comme les racistes, ils se croisent sans se mélanger alors c’est pas étonnant que les pires des jours soient devant eux.
Il n’y a pas à dire, tu dois avoir un truc, un secret bien gardé pour savoir faire pour la veille une commande du lendemain, tu as la technique pour réussir le dessin parfait, celui qui fait chanter les mots…Tu me demandais parfois comment je faisais pour écrire et je te répondais « avec un stylo tiens »
Ici, il est question des mots, des mots bleus d’Arnica à mettre sur nos maux bleus de l’âme. Tu sais ce que c’est toi les mots, et pour ça, on se ressemble un peu tous les deux, on aime les mots, pas de la même façon, mais on les aime à pleine ligne. Tiens, puisque tu auras plus le temps maintenant d’illustrer mes usines à gaz, je vais te livrer un peu de ma technique…
Moi, les mots, je les aime nus, je les déshabille, je les découpe, je prends le sens de leur initiale pour découvrir leur sens initial. Je les sépare à coups de points, je les marie à traits d’union, je les fais sonner à coup d’accents, je les coiffe ou les décoiffe, je les cisèle à coups de H, je les réduis à coups de gomme, je les punis en parenthèse, je les allonge de par S. Je m’en méfie comme de la peste des mots. Tu sais comme c’est mauvais les mots, si c’est mal jeté, comme une pierre, ça pète tout. Mais les mots, ça peut aussi faire du miel, c’est Bernard de Clairvaux qui le disait, tu sais, « il faut tirer le miel des pierres et l’huile des rochers les plus durs ». Finalement, on peut jeter les mots comme des poignées de miel en brèches.
Alors tu vois, comme le miel, les mots peuvent être sucrés comme la bouche d’une fiancée « Tes lèvres distillent le miel, ma fiancée ; Il y a sous ta langue du miel et du lait, et l’odeur de tes vêtements est comme l’odeur du Liban, tes lèvres sont des lis, d’où découle la myrrhe». disait le roi Salomon dans le cantique des cantiques. Oui Pilo, si je parle du miel c’est à cause des mots, et toi tu les aimais tellement que tu en étais presque aussi gourmand qu’avare, tes mots étaient presque aussi rares que le miel, parce qu’ils étaient dits en douceur, comme Platon quand il s’était endormi et que les abeilles s’étaient posées sur ses lèvres, sans le réveiller, et y avaient fait du miel, c’est pas étonnant après que sa parole ait été aussi douce.
Parce que toi les mots, tu les disais pas, tu les fleurissais comme des millions de messicoles dans les plaines de Galaad. Les mots, tu les faisais bleus quand il fallait pousser le vert, tu les tirais à coups de plûmes pour qu’ils aillent plus loin, qu’ils restent pas là plantés comme des noms communs. Avec toi les mots s’allongeaient comme le nez de Pinocchio parce que tu étais un peu leur Gepetto, tu savais les fabriquer avec des bouts de tout alors forcément, ils voulaient voler de leurs propres ailes…
Les mots, tu les faisais éclater comme des oranges lancées contre un mur par un gamin mal élevé et ils sonnaient soleil, tu les roulais dans des vagues d’écume, tu les chaloupais dans des rivières grenadines, tu les collais en majuscules, tu les barbouillais de sucres mentholées, tu les rougissais au fer des teints, tu en tirais des étincelles voyelles. Les mots, t’en faisais des coquelicots bleus orange, des chemins qui allaient de l’autre coté de la colline aux parfums, tu les abricotais de jaune, tu les planétais de bleu, tu les bartassais de genets d’or, et ils fertilisaient nos lettres en retombant en goûtes de buis.
Ah Pilo bon sang de bois, comment dire tout ça, avec quels mots? Quels messagers de l’âme pourront dire tout ce qui reste à dire, à voir et à entendre?
Mais tu sais quoi? Je vais te parler en mots codés, te parler de gens codés. En mots a demi nus qui se dévoilent en se cachant. Je vais te parler d’Orion fleur de carotte, de Marthe et de Jourdan, de ce petit prince qui se laissant apprivoiser par les renards, de ce goéland qui volait tellement blanc, de ce vautour accroupi sur la cuvette du lavabo et de cet enfant qui jetait les pendules par les fenêtres parce qu’il voulait voir s’envoler les minutes.
Tu sais, maintenant, je peux bien te le dire, tu as toujours porté une part de mystère. Tu me rappelles Bobi, dans « Que ma joie demeure », tu as quelque chose de lui en arrivant comme ça un soir au clair de lune, dans une clairière de je ne sais où, peut-être la bas vers l’hospitalet, distrait comme un gamin qui refuse de grandir, un peu ailleurs, la tête dans les étoiles, pas loin de l’astéroïde B 774.
En te regardant marcher comme un petit poucet qui danse sur des miettes de pluie, on se demande à quoi tu penses, à tes girouettes peut-être qui, elles au moins font confiance au temps qui passe. À ton bonsaï baobab qui va finir par éclater la planète, si tu fais pas attention de limiter son espace. A l’arc en ciel dont tu te dis qu’un jour tu finiras bien par apercevoir la corde, à toutes ces couleurs qu’on a pas encore inventées parce qu’on peint toujours du même coté de la toile sans remarquer que l’ombre de notre main dessine les ombres des couleurs sur l’ombre du tableau, et que les ombre sont aussi des filles de lumière.
Et puis, ta ressemblance avec Bobi ne s’arrête pas là. Tu connais les langage des signes, tu sais qu’un trait c’est comme un sillon de labour dans de la terre tiède. Pour peu que la lune soit bonne et que le vent le mène bien, on fait le sillon, on sème, on éclaircit et on récolte en un rien de temps. Finalement, on voyage à la vitesse de la pensée.
Tus sais ce qui est arrivé à Bobi, un soir Jupiter l’a pris en grippe et lui a planté un arbre d’or dans les épaules. Il a juste ressenti un petit frétillement sous la langue, comme les oiseaux, et puis il est parti. C’est un peu ce qui t’est arrivé Pilo. Cette garce d’Atropos a d’un coup décidé de raccourcir le fil au bout duquel tu descendais. Quel drôle de pays que celui ou vous êtes partis, un pays ou on arrive toujours trop tôt en étant parti trop tôt du pays du jour d’avant. Mais alors, il n’y a pas de pays pour des gens comme vous?
Pilo, tu es comme l’allumeur de réverbères, toujours fidèle à la consigne, comme un gondolier sur le Rialto, et même si la consigne s’emballe un peu, tu la respectes pour les autres, pour leur sécurité, et puis, un jour, tu te laisses distraire par un coucher de soleil et voilà, la planète a fait un tour de trop.
Te voilà maintenant gardien de phare Pilo, tiens le coup, laisse la lampe allumée, même si quelques oiseaux distraits viennent s’assommer contre les vitres, n’éteins pas le fanal, on est au large, dans le bateau, fragiles comme des oiseaux des îles. Toi maintenant, tu sais jusqu’où un oiseau peut s’élever, mais nous on en sait rien. Tu es un goéland parfait et sans limites, mais nous on a besoin de lumière.
Hier matin, j’ai compris que tu étais un parent proche de Jonathan Livingstone, tu avais le choix entre ranger les gaules ou continuer tes expérimentations à flanc de montagne, tu progressais tous les jours, et puis voilà, tu voles maintenant comme un goéland en percevant ton corps d’un bout de l’aile à l’autre.
Tu sais maintenant qu’il n’est pas piégé par trois dimensions de l’espace, mais qu’il est au contraire aussi parfait qu’un nombre imaginé et pas encore transcrit en chiffres, un nombre qu’il reste encore à dessiner, un dessin de plus.
Un dessin de Pilo.