Le chant des ocres
Posted on 21 février 2013 in C'est la vie
Au commencement étaient les ténèbres et l’obscurité. Le gouffre noir de l’univers où l’homme se trouvait seul face à son ignorance.
Un homme brut et qui n’y voyait rien, un homme barbare et mal dégrossi, incapable d’utiliser le moindre outil puisqu’il en ignorait l’existence, tel un aveugle de Baudelaire recherchant dans un ciel invisible la lumière qui le fuyait. Puis vint la lumière…
C’est du moins ce qu’on peut croire tant il est difficile à l’homme qui vit dans la crainte de Dieu de comprendre sans son aide qui des deux est apparu en premier, si tant est que l’un ou l’une ait pu un jour exister avant l’autre puisque l’un chasse l’autre ; et d’ailleurs qu’importe qu’un jour la lumière ait pu exister avant l’homme puisqu’il n’était pas là pour en connaître les bienfaits.
Ici, la lumière est un tissage de l’homme avec lui même, c’est lumière sur lumière. Lumière et ténèbres sont les deux faces d’une même réalité. La lumière voile en dévoilant, les ténèbres dévoilent en voilant.
La lumière engendre et dissipe ses propres ombres, mais elle est formée d’opacité. La lumière est la forme de l’apparaître et de sa propre disparition, elle est la synthèse de l’homme dans ses propres contradictions parce qu’elle féconde son âme.
C’est ici, tout près, à quelques cordons de dunes vers l’Orient et un vol de faucon vers le septentrion qu’Albert Camus évoquait la souffrance infligée par la lumière qu’il compare ou assimile à une lame, un glaive, une épée.
Dans l’Étranger, Meursault demande d’éteindre la lumière car elle est à l’origine d’un changement qu’il n’est pas prêt à admettre avant de l’apprivoiser pour constater plus tard que des conversations et des rencontres de l’autre jaillit la lumière.
L’homme a du mal à percevoir que chacun de ces gestes est révélé par la lumière, mais que sa portée est étendue parce qu’il génère une ombre qui reproduit son geste sur l’atelier obscur où se fond la matière qui fuit. L’ombre elle aussi est fille de lumière.
Il faut se trouver face au désert pour comprendre à quel point la lumière nous ressemble tant elle ne prend de sens qu’en nous révélant quelque chose. La lumière est comme l’homme qui étonne le Petit Prince. Au petit matin frêle et fragile, elle perce timidement les ténèbres, puis s’enhardit a se mettre debout, et commence à projeter des ombres, tout en ne percevant qu’une partie des choses dont elle ne voit qu’un seul coté.
Elle monte sans soucis dans la tiédeur d’une matinée douce comme l’enfance, puis elle s’affirme et commence à rayonner, à produire des effets sur son entourage. Elle voit et prend les choses de haut, tranche, discerne, discrimine et sépare. Les hommes commencent à s’en protéger, certains s’en méfient, d’autres s’en détournent ou s’en abritent. Vient ensuite le temps où elle commence à perdre du terrain, sa vigueur s’émousse, elle baisse d’intensité, glisse doucement vers le couchant pour ne laisser pour souvenir que le reflet de son passé irisé dans les étoiles.
La lumière est un peu comme le renard, difficile à apprivoiser car elle suppose le respect de rites, et dès lors que l’homme croit avoir atteint son objectif, vient le temps de partir vers une autre lumière.
Ici, à un jet de prière de l’Atlas, personne n’a jamais vu la lumière. Ici, la lumière ne se voit pas, elle est symphonie, elle est le révélateur de l’être.
Ici la lumière s’entend, se devine, se vit.
Ici, la lumière fait éclore les courbes de la vie dans une chamaille infinie d’ombres et de reflets, de venues et de départs, de voûtes et d’arêtes, de vallées et de cimes.
Ici, la lumière fait chanter les ocres. Ici, la lumière révèle la nudité des êtres.
Ici l’homme Atlas effleure les dunes arrondies de la femme désert.
Ici, l’homme débout contemple les courbes et les lignes de la fille qui s’étire dans la tiédeur des sables orangés.
Quand le vent glacial de l’Atlas descend vers la vallée des oasis, la fille du désert s’abrite pour un temps derrière les murs dorés de sa dar, la petite maison basse en briques de terre, de paille et de torchis et aux char jam – fenêtres- de bois doré.
La lumière et le vent son en lutte pour occuper la palmeraie, les arbres ploient, des tourbillons de poussière dorée s’élèvent, barrière dérisoire contre une lumière qui aura raison d’elle.
La fille du désert cherche une autre lumière dans le fluide doré du thé chargé d’épices qui s’écoule de la Lbarad argentée dans le lkasse finement ciselé.
Le filet de thé qui chante en emplissant le verre est une sagiuia de lumière dorée qui relie l’argent du ciel à l’ambre la terre comme un cordon de vie, on ne sait plus si le précieux breuvage descend comme une manne ou monte comme une offrande dans la tiédeur de la maison qui attend l’apaisement des éléments qui la dépassent.
Au loin, l’Atlas découpe ses dentelles sur un ciel d’un bleu interminable. Ses crêtes égratignent l’azur et mêlent dans la blancheur des cimes enneigées les ocres de la terre, la noirceur des pentes tourmentées de la montagne qui porte le monde et le gris perlé des rares nuages qui s’amoncellent sur les plus hauts sommets comme des promesses de pluies qui tardent à venir.
L’Atlas libère son eau pour féconder les dunes en autant d’oasis à vivre dans la moiteur de leurs vallées de femmes. Sous l’abri bienveillant des palmiers murissent les précieux légumes.
La vie est là qui attend que le vent faiblisse…
Les dattes montrent et cachent leurs grappes mordorées au gré du vent qui malmène les palmes. Quand le vent faiblira, elle reprendront leur droits de fruit d’abondance, leur lente maturation pour emplir la palmeraie de promesses de récoltes à venir.
Ici le vent est chez lui, il trône et détrône le temps comme un faiseur de jours.
Ici le vent se lève quand il veut, arrive comme il veut, s’abat sur la palmeraie comme un troupeau de dromadaires qui aurait trompé la vigilance du chamelier.
Maintenant est un autre jour, le vent est tombé, la caravane s’est mise doucement en mouvement comme une vieille qui voudrait épargner quelques forces pour aller au bout du voyage.
Elle avance lentement, dans ce temps si fuyant qui consacre la balance de la nuit vers le jours, cet instant fugace qui échappe à l’homme car il s’inscrit dans un mouvement invisible pour lui.
Un mouvement universel sur la pendule des géants.
Le crépuscule de l’aube est le temps du départ, le moment de tresser une corde de plus au grand chemin qui relie les rives de la méditerranée aux douars de l’Atlas, et plus loin, la bas, vers le pays des Maures.
La caravane passe, doucement, comme un rêve qui s’étire sur la piste balisée de tumulus de pierres.
Le caravanier poursuit le long zigzag qui le mènera des puits aux oasis, des casbah aux douars, des marchés animés aux oasis fertiles où les vaisseaux du désert trouveront le réconfort d’un port de sable et de verdure.
La caravanier se souvient qu’au fil des temps, ses ancêtres ont craché sur le bord de la piste les noyaux des dates qui leur servaient de nourriture.
La vie s’est accrochée, peu à peu les noyaux se sont enfoncés dans le sable chaud, ont attendu patiemment la pluie pour jeter quelques racines. Maintenant des palmiers longent la piste et offrent au caravanier sa précieuse nourriture.
Le grand chemin est là, ouvert, chargé de ses richesses, hanté par ses croyances et ses superstitions, ses peurs irraisonnées, ses menaces qui s’abattent comme une nuée de sauterelles sur la caravane immobile.
Et voila un village, l’oasis de Skoura s’étire le long d’une voie poussiéreuse, avec ses auberges, ses souks, ses boutiques et ses enfants à vélo qui emplissent les rues au sortir des écoles.
la vie est là qui passe, entre les coups de marteau assourdis du forgeron, le ronflement des moulins à huile qui déversent leur liquide dans des bidons usés et les coups de rabots du menuisier qui affine une planche de noyer d’Afrique.
Une femme marche dans la rue, une échelle sur les épaules. On ne sait pas ou elle va, peut-être la bas à la palmeraie car le temps est venu de récolter les précieuses dates, à moins qu’elle se rende au jardin des oliviers.
Qu’importe sa destination, elle avance droit devant, comme cet homme dans le lointain qui conduit sa mobylette entres les pierres qui menacent son équilibre.
Ici, dans la vallée du Draa, le temps passe comme les femmes et les hommes qui le mesurent.
Une fois la lumière du jour engloutie par le crépuscule, les ocres du désert se taisent et laissent place aux ombres de la nuit.
Demain, tout recommencera.