Un soir sur la Grand Place
Posted on 14 avril 2014 in Un jour
C’est le soir, juste le soir, rien que le soir. Bientôt la nuit va border le monde.
il n’y a qu’à regarder tous ces gens qui errent tête en l’air pour se dire que les humains sont bien singuliers ; il suffit qu’un passant du moment lève les yeux pour que, tels des aveugles de Baudelaire, les autres regardent sans le voir ce que lui même ne voit pas.
C’est comme ça, c’est dans l’ordre des choses ; on regarde vers le haut parce que ce soir sur la grand place tout le monde lève la tête, sans savoir pourquoi.
Tout le monde ou presque
Elle se fiche du haut et des cieux improbables, elle regarde loin devant.
Et d’ailleurs dire qu’elle regarde, c’est vite dit. Cette femme là ne regarde pas, elle fixe quelque chose, n’importe quoi, droit devant elle, sans voir, sans savoir, juste pour être là sans tout à fait y être.
Cette femme là, personne la voit, à se demander si elle est là, papillon de nuit perdu dans les ombres des gens qui vont et viennent sur la place du temps qui passe et qui les lasse.
Et s’ils ne cherchaient rien? S’ils se contentaient d’être là en se disant qu’à l’autre bout de la place il se passera quelque chose, n’importe quoi, un coup de téléphone de Michel, une lettre de Carolina, un cri, une touriste qui se tord la cheville, des pompiers qui flaques fouillent dans le fin fond du paradis du chocolat sans qu’on sache vraiment ce qu’ils font là, mais on regarde, on attend.
Elle ne les a pas vus, elle regarde droit devant, elle n’a personne à voir puisqu’elle vit ailleurs, dans les rêves des autres.
Il y a cet aveugle qui traine une valise à roulettes en tenant devant lui sa canne métronome qui effleure les pavés de la rue des bouchers. Le passager des nuits sans fin zigzague entre les écueils de la rue pour faire moins de bruit. Ce soir, celui qui ne peut pas voir ce qu’il entend veut épargner les sens de ceux qui voient sans entendre vraiment ce qu’ils voient. Il passe, s’efface, se fond dans la foule qui le perd tout naturellement de vue.
Elle est toujours la dans la presqu’ombre de l’angle de la rue des bouchers et du marché aux herbes. L’obscurité lui va bien depuis que le soleil lui fait mal à la tête.
Une femme s’assoit sur une chaise, tout près d’elle, jeune comme une femme qui tourne le dos au monde. Elle étire machinalement sa jolie robe à fleurs avant de se poser dessus pour ne pas la froisser. La voila maintenant femme contrebasse, femme buste dont on devine les jambes nues a travers les barreaux de la chaise qui la lie à la terre. La voila femme assise face à la femme perchée dans la tête d’un homme qui s’ennuie.
Elles ne se voient pas. Telle la chatte de Baudelaire, la femme d’avant regarde loin devant et son regard se perd sur les pavés qui mal assurent le pas des passants indifférents.
Il y a cette autre femme aux bas noirs qui tressaute son corps sur les pavés du soir. Ses jambes compas qui arpentent le temps, s’ouvrent et se ferment en agitant sous les yeux des badauds minotaures sa jupe rouge muleta.
Elles ne se voient pas, ce soir personne n’a besoin de voir personne, les gens vont et viennent, il ne se passe rien de plus.
Seule dans l’ombre de l’angle de la rue du marché, la femme avec des yeux félins regarde quelque chose qu’elle seule peut voir . On ne la voit pas, on ne voit rien d’elle, de son corps ni de ses seins.
Seuls papillonnent dans la nuit deux grands points verts de gris qui percent l’ombre de l’ennui.