Dolorès
Posted on 8 mars 2016 in Un jour
Il est presque six heures du soir sur la place du Toural, en plein cœur de Santiago. Presque, pas tout à fait ou peut-être un peu plus.
Ici tout est un peu dans l’à peu près.
Seis de la tarde mas o menos, seguro mas que menos, pero que importa.
La seule chose qui compte c’est femme qui marche, si tant est qu’ elle marche dans l’impossible voyage qui la mène nulle part.
Elle marche, comme marchaient sa mère, ses tantes et ses sœurs. Elle avance sur le chemin de n’importe où. La femme qui marche ne sait pas où elle va ni pourquoi elle y va, elle doit juste aller vers un avant qui se perd dans les brumes du temps.
Son regard est fixe comme celui des statues, son teint aussi rose que pale. Ses pas tombent et s’étalent dans une mécanique imperturbable, bien plus qu’ils ne se posent sur les pavés grisonnants de la place de l’ennui.
C’est la femme pendule qui va avec le temps.
Elle marche au milieu des gens, au milieu de la place, au milieu de nulle part, fixant de ses yeux perdus un point fixe qui la fuit, un ailleurs qui lui échappe, un immobile qui s’agite au pays des pèlerins.
A l’autre bout de la place, un haut parleur crache vers les passants engourdis des bruits de vagues et de vents. Des bruits d’eau qui se lève et s’éclate sous les assauts du vent.
Des bruits de vent et d’eau mêlés. Ici l’eau de tombe pas, elle monte dans le temps, clepsydre déréglée dans un monde qui se fige dans les brumes du moment.
Le vent est là qui emporte les ruines d’eau là bas, vers les Fistère.
Au plus fort de ce vacarme, un marteau pendule marque le temps de sa frappe implacable. Terribles coups lâchés dans un tac tac métronome qui trouble l’équilibre et contre-rythme les pas de la femme qui s’égare.
Le souffle du vent, les coups du marteau qui frappent le silence des jours à venir, des minutes ou du temps ; l’enclume du temps qui se perd dans sa fuite improvisée.
Et puis toute cette eau…
L’eau, éternelle complice des femmes qui troublent sa surface quand leur corps s’y s’abandonne.
Cette eau qu’elles perdent pour que vienne la vie.
Mais ici l’eau emporte tout ; les pas, le vent, le marteau qui égraine tout l’inutile du temps à venir, la marteau qui écrase un à une les mots qui se perdent dans les bruits de la pluie.
Elle avance, immobile, perdue dans une histoire qui la dépasse, dépasse la fontaine, tourne à gauche, écrase ses pas au rythme lancinant de l’envers du marteau, celui du monde libre où on se pose doucement, juste pour marcher un temps vers quelque part.
Et puis soudain, la femme au regard de statue semble sortir de sa torpeur.
Une voix est là, une voix d’homme, forte, assise, autoritaire, installée dans le temps.
Une voix de père “Dolorès! Dolorès!»
La voix qui vient de nulle part, la voix qui se lève ou qui descend puisqu’elle vient d’ailleurs, du temps d’avant le marteau, du temps d’avant le vent, du temps d’avant le voyage.
La voix est là, la femme la cherche dans le vent et la fureur de l’eau, elle se fait pressante…. “Dolorès! Dolorès!»
Et puis la voix s’inquiète, se soucie, s’affole : “Dolorès! Dolorès!» L’homme est là, invisible vagabond des limbes, un homme à la voix grave et qui appelle dans le vent : “Dolorès, Dolorès!»
Elle est perdue, désemparée, elle cherche, jette vers le ciel des regards sans éclat, ces regards inquiets que jettent parfois les femmes perdues quand elles se disent que le vie ne mène nulle part.
“Dolorès! Dolorès!»
Maintenant, une vois de femme appelle aussi, grave, dépassée, inquiète ; une voix de mère : “Dolorès! Dolorès!»
Mais pourquoi ont-ils fait ça? Pourquoi ce nom ; et pourquoi aujourd’hui?
Ces voix qui ne viennent de partout ; ne mènent nulle part.
Ces voix aimées qui se sont tues.
Guy Lévêque, Santiago de Compostela 9 mars 2016