L’homme qui parle sur le chemin.
Posted on 1 avril 2016 in Dormir debout
Il parle comme il marche, ou peut-être tout simplement il marche comme il parle ; seul.
On le voit souvent passer avec son bâton, son béret noir et son bleu de travail ; on l’entend venir d’assez loin. Au début, ça fait des morceaux de mots qui résonnent dans les murs et puis arrivent avec le vent. Ça vient de loin, comme une voiture loin sur le chemin, mais c’est pas comme un moteur qui tourne rond et qui s’approche ; là c’est pas régulier.
Il y a des mots, puis des silences. Des mots plus fort que les autres, et puis quelque fois des souffles et des “Aïe Aïe Aïe!”
Le pire, c’est qu’il parle aux choses et au temps, au vent et à la pluie, au soleil qui plombe les moissons, aux oiseaux, aux ruisseaux et aux forets, mais pas aux gens.
Il a pas le temps, ou alors pas grand chose à dire, et si on lui demande pourquoi il dit tout le temps “Aïe Aïe Aïe!” il répond juste que “ça va mal,” et si on lui demande ce qui va mal, il fait un geste vers un ailleurs qu’il est seul à connaître “mais tout… ça va mal, le monde va mal.“
Mais de là à savoir ce qu’est le monde, c’est trop demander ; on sait pas si c’est les gens où la planète, c’est le monde en général. “Aïe Aïe Aïe!»
Tout le monde le connaît pour son parler seul. On l’appelle le “déparleur” le “rondinaïre” ou le “repapiaïre” Il paraît qu’il est bègue de naissance. Enfin, c’est facile à dire parce que les enfant ne parlent pas à la naissance alors ceux qui le disent parlent pour ne rien dire, mais ils ont toujours quelque explication à quelque chose, même quand il n’y en a pas besoin.
On dit qu’il y a quelque chose qui s’est pas dénoué dans sa bouche quand il était petit, que sa langue est beaucoup trop épaisse, qu’il y avait eu autrefois des muets dans la famille, que son père l’aurait conçu un soir d’orage. On que le curé qui est venu l’accueillir dans les bras de sa marraine à l’entrée de l’église a oublié de lui mettre du sel sur la langue.
Il y en a qui disent qu’il est bègue depuis la guerre, mais on sait pas laquelle, et ceux qui disent ça ne l’ont pas faite. C’est sans doute une guerre qui a à voir avec le monde ; mais là encore c’est des suppositions. C’est comme ça, les gens ont besoin de savoir, d’avoir une explication à tout sinon rien ne va plus, alors ils font des histoires qu’ils défont le lendemain.
Lui sait de quoi il parle. Il parle seul mais toujours pour quelque chose, et les choses le comprennent.
L’autre jour, il parlait aux abeilles. Il s’est arrêté un moment au bord du pré, à flanc de coteau, à regarder la rangée des bourgnoux, Il est resté un moment courbé en avant le menton appuyé sur sa cane et les yeux à demi-fermés, comme s’il voulait sentir le parfum du dedans. Il a parlé un bon moment en faisant des demi-cercles avec ses bras, comme un prêcheur qui parlerait au monde.
On aurait dit qu’il nageait, ou qu’il faisait des vagues. Il disait que les abeilles construisaient leurs couches de cire et d’alvéoles comme des vagues qui avancent. Oui c’est ça, des vagues….
S’il parlait des vagues, c’est qu’il avait déjà vu la mer. Les vagues, ça ne s’invente pas, ça se voit, ça avance sur le sable et puis ça repart pour revenir.
Chaque vague porte la bouteille qu’on a bien voulu lui confier. Ça se répète comme les coups de faux dans les combes ou les sorties de tranchées pour foncer sur le feu avant de revenir sans ceux que le flot ne pourra plus ramener.
Il a du faire la guerre ailleurs, la bas, près de la mer, c’est peut-être pour ça qu’il parle de vagues et de bouteilles. Les vagues sur le front portent aussi les mots des soldats qui ne reviendront pas et les bouteilles sont pleines de l’eau de vie qui envoie les soldats vers la mort.
Et il y a des vagues qui avancent pour rien vers nulle part.
Il s’est approché d’une ruche tronc et a enlevé le platugas qui la couvrait. Il a fait quelques manières avec les mains, on aurait dit des signes de croix mais c’est plus ample et plus souple, beaucoup moins catégorique, et il récitait quelque chose, comme une prière qu’on fait tout bas au fond de l’église quand on n’est pas de la famille des mariés mais qu’on est quand même venus à la messe pour s’associer à ces temps de bonheur.
Les abeilles l’ont laissé faire, comme s’il les avait endormies. Il a plongé sa main dans le “bourgnou” et prélevé de jolies brèches de miel qui coulaient comme des fils de soleil.
Il les a pliées dans un torchon à carreaux bleus et les a mises dans sa musette avent de se lécher les doigts, puis il est reparti tranquillement, entouré d’une volée d’abeilles qui l’ont accompagné jusqu’au pas de pré, un peu comme des marchandes qui reconduisent le client jusqu’à la porte pour être sûres qu’il soit content de son achat.
Lui il n’achète pas, il n’a rien à vendre non plus, c’est un marchand de changes. Comme il relève les ruches de tout le monde, il ne prend pas d’argent, il prend juste un peu de miel pour lui
Des fois, il parle aux murailles parce qu’il sait mettre les pierres dans le bon ordre.
Des fois il parle aux ruisseaux.
Des fois il parle aux lièvres le matin, et aux lapins sur le coup du soir.
Des fois il parle aux arbres qu’il greffe à la fin de l’avent.
Il parle de tout et de rien, et ça fait parler du monde.