Le dernier train

A Gérard Menatory  et à Simone Veil

Le route, c’est quelque chose qu’on prend, c’est du moins ce qu’on se dit quand on veut aller quelque part, on s’y met, on la suit, on est dessus.
Son papa conduisait des trains à la mine de Saint Cernin.

La route montre, descend, vallonne et colline, comme une route du monde. Les routes se ressemblent toutes parce qu’elles mènent quelque part.
Il n’avait jamais pris le train.

Le route continue, parce qu’elle est route et doit aller vers l’avant, naturellement. Çà ne vient pas d’elle, elle se contente d’aller, ou même de faire aller, comme un ruban déboussolé.
Depuis son enfance, elle avait peur des trains

La route continue, traverse un petit village et s’étire vers un bosquet, cherche un peu d’ombre dans cet après-midi d’été assommé de soleil.
Quand il serait grand, il conduirait des trains.

La route arrive au pied d’une colline, s’incurve et fait le dos rond comme une chatte qui languit, cambre les courbes de ses reins puis fait un temps la morte avant de prendre la montée.
Son Jules lui avait dit que dans les trains de nuit qui menaient vers le Bosphore, on buvait dans du cristal des boissons orientales dans des cabines aux poignées d’or.

la route longe la colline, la serre au plus près, épouse ses courbes, se love et se tord, puis soudain se redresse pour s’arque-bouter au caniveau.
Un jour, à la petite école, ils avaient pris le train pour Marvejols, elle tenait son frère par la main, et leur goûter dans l’autre main.

La route s’éclaire à nouveau, a changé de versant, retrouve le soleil du bon coté de la rive d’à coté, longe la petite rivière qui sent bon le frais, effleure les saules, contourne le pré.
Son papi lui disait que si les rails brillaient, c’est que la nuit les elfes les frottaient avec des foulards de satin pour que les petits lutins qui les suivaient ne se salissent pas les souliers.

Le route continue, un vélo sur le dos, un tracteur sur le paletot, un camion de bestiaux et un papi dans son auto qui roule comme un escargot.
Ce qu’elle aimait le plus quand elle prenait le train, c’était le battement des roues qui se perdait dans le lointain.

La route rétrécit, la faute au rocher qui est trop gros et le talus qui descend vers le pré plein de veaux, il y a une maison, deux enfants, un hérisson et des rosiers sur le perron.
Sa mamie n’avait jamais voulu prendre le train parce qu’elle disait qu’avec toute cette fumée, c’était le diable qui le conduisait.

La route repart de plus belle, sure d’elle comme une route qui sait ou elle va, avec ses arbres, ses prés, ses chemins d’à coté et ses petits fossés emplis de scarabées.
Son pépé avait autrefois fait le maçon pour construire les murs qui soutiennent la voie sous le pont de Salmon.

Le petit pont saute la rivière comme une puce printanière, il s’est même pas mouillé les pieds, il trimbale la route sur sa voute et nous mène de l’autre coté.
Quand il entrait dans un tunnel, il fermait les yeux et écoutait le bruit des roues, puis essayait de les ouvrir juste avant la sortie, pour empoigner le jour en éteignant la nuit.

La route se cabre, vire, peine à monter comme la voiture pleine à craquer, les virages arrivent, se durcissent, se tordent, s’épinglent, se hérissent, se prennent à la corde.
Il avait rencontré Juliette, dans le train, au retour de Sète. Elle avait de jolies frisettes, il lui avait fait la causette.

Bon sang que ce virage est dur ; on a frôlé de près le mur. La route vire sec et revient sur ses pas, mais garde un œil  sur le tournant, la bas.
C’était pour son premier travail, femme de chambre boulevard Raspail . Elle avait pris le train la veille à la gare de Montfermeil.

Et voilà un autre tournant, dur et cassant comme une arête ; il est raide comme un carcan, pointu comme une baïonnette. La route peine râle et s’essouffle, comme une vieille à bout de souffle.
Il était commis forgeron chez le père Gaubert, la bas tout près du Lubéron. Le dimanche il partait en train voir se mère qui vivait sur la Canebière.

Ça y est, c’est le dernier virage. La route s’ouvre, la voie est large. Voila des murs, voilà des arbres, voilà des bancs, voilà des pierres, voilà des sentiers, des clairières, voilà des statues et des stèles, de la vie, de la mort pêle-mêle.

Sarah voulait pas monter dans ce train. Trop noir, trop dur, trop froid, trop plein, les planchers sentent le purin, ce train c’est pour les bestiaux, pour les colis ou les tonneaux…

Jean-Baptiste était cheminot, pour sur qu’il aimait son boulot…Mais quand il a vu le convoi le matin, il a refusé de conduire le train. Ils lui ont brisé le menton à coups de crosse et l’on jeté dans le wagon comme une rosse.

Terminus, tout le monde descend.

Ici, dans ce paysage noir à deux collines du Danube, à quelques nuits du ciel s’ouvrent les portes de l’enfer. Ici, pas d’avenir, ici la fin des souvenirs.

Derrière, à gauche, à droite, ici, la haut, la bas, les anges de la mort leur ouvrent grands les bras.

Qui se souvient du lieu, et qu’importe leur age, l’escalier de la mort aux cent mille visages résonne pour toujours des cris des suppliciés.
Ici la peur, le froid, les poux, les coups, la rage.

C’est la bas, tout au fond, par cette grande porte, que ces voyageurs égarés ont rejoint la longue cohorte des ombres défigurées.

C’est derrière ces portes blindées qu’ils ont pleuré leur liberté. Il fait froid sur ce plateau, à quelques pas,  la carrière résonne des coups de lanière et de crosses dans le dos.

J’ai froid, j’ai peur j’entends leurs cris, j’entends leurs pleurs. Ils voulaient juste repartir, se tourner vers l’avenir, parler du jour, parler d’amour, des voyages et des retours, des trains qui mènent à la ville et qui reviennent un beau jour, des petites routes tranquilles du dimanche après-midi.

Ils n’ont pu voir qu’un ciel bouché et l’éclat noir des barbelés.

Guy Lévêque, Mathausen, aout 2007

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