La boulangère de Pisac n’a jamais vu la mer
Posted on 21 février 2013 in C'est la vie
Dans la nuit froide de l’altiplano, la boulangère de Pisac a fait chauffer la pierre, comme le faisaient les nuits d’avant sa mère et la mère de sa mère.
Et d’ailleurs qu’importe la nuit qui semble se liguer avec le jour pour lui pourrir la vie.
La nuit c’est juste l’autre face de son travail, le dos du miroir qui lui montre chaque jour les morsures du temps sur son visage, l’autre coté de sa misère qu’elle tourne et retourne quand l’ombre s’allonge ou s’efface au gré des rondes du soleil.
La nuit, c’est le temps pour les pauvres de faire des enfants, pour les touristes de prendre du repos avant d’aller voler les images de ceux qui n’ont jamais vu la mer, le temps pour les malades de voir venir avec effroi les ombres qui les hantent, le temps pour la fille perdue de relever ses jupons au coin des rues, le temps pour l’enfant qui l’attend mais qu’elle ne voulait pas attendre de se blottir sous les draps pour apaiser son mal au ventre.
C’est le temps pour la vieille d’à coté de se dire qu’elle n’était pas faite pour être veuve, le temps où la femme mariée se dit que son corps de femme est devenu un corps d’épouse sans trop comprendre ce qui a changé, juste les coups que lui donne le soir son mari ivre de bière et de pisco, les mêmes coups que lui donnait son père avant que son corps ne change de mains qui frappent
C’est le temps pour le mineur de fond de se dire que rien n’a changé, le temps pour le voleur de sortir en rapine, le temps pour le curé de prier pour le salut de son âme tourmentée par les ombres des enfants qui dansent nus dans le froid de sa solitude.
C’est le moment où le prisonnier du fond de son cachot se dit que lui non plus n’a pas de femme, qu’il n’en a plus depuis qu’il est ici, qu’il n’en aura plus pendant de longues années, et que c’est dommage parce que s’il en avait une, il ne la frapperait pas puisqu’il ne boirait plus, et que peut-être en ce moment là, dans la nuit, d’autres hommes sont libres de s’enivrer et de rentrer chez eux réveiller leur femme avant de la frapper.
Mais la nuit, c’est le temps de faire le pain que les autres mangeront sans même le voir, rompront après l’avoir béni d’un geste automatique sans même se demander si celle qui l’a fait avait du vague à l’âme.
Le pain c’est comme tous les bienfaits de la terre, on en use en oubliant à quels points ils sont précieux, jusqu’au jour où lassés de cette indifférence ils viennent à manquer. Le pain, c’est un peu comme le temps, il faut en prendre pour soi mais penser à en garder un peu pour demain et un peu pour les autres…
La nuit passée, la boulangère a jeté une poignée de farine sur la pierre, pour voir la juste température, le bon niveau pour faire le bon pain. Si la farine noircit, le pain brûlera; si elle reste blanche, il tardera à cuire.
Elle doit juste dorer doucement, prendre la couleur du blé qui l’a faite pour que le pain soit juste bon, ressembler à son père pour faire un bel enfant.
Sous les torchons, dans les panières, le pain a doucement levé, une odeur acre a embaumé le fournil, le temps de cuire est passé pour que vienne le pain.
Le voila qui se façonne, se gonfle, emprisonne dans sa croute qui se fait les saveurs du blé de la vallée.
Le pain est cuit, chaud, doré à souhait, il est temps de l’empiler dans les panières et de l’apporter au marché.
Dans la nuit peuplée de chiens errants qui dorment sans rêver, la rumeur a enflé, la place endormie s’est peu à peu emplie de bruit, de chocs, de pas, de cris.
La place de Pisac est maintenant rouge et bleue de bâches et noire de monde.
Les pisonays géants déploient leurs branches dans les frimas du matin. Dans les qépiñas, les bébés endormis suivent les mouvements des mères qui s’agitent, leurs maris sont allés chez le padre se confesser pour les avoir frappées, une nouvelle journée peut commencer…
Les campesinos ont dressé leurs étalages, vidé les sacs de riz, déchargé leurs légumes, étalé leur maigre production sur des bâches de fortunes.
Les chiens sont partis errer ailleurs, la misère rode à leur place pour mordre les mollets des paysannes harassées par une nuit de marche sur les chemins tortueux qui mènent au marché.
Les gens vont et viennent, transparents pour la boulangère qui ne les voit pas, trop occupée à se demander si la mer qu’elle n’a jamais vue est aussi grande qu’on le dit.