Louise
Posted on 14 février 2014 in Un jour
Trois ans à garder les brebis,entre autres tâches domestiques…Des années qui passent avec cette lenteur qui engourdit l’adolescence.
Trois ans, une éternité moins un jour pour une jeune fille de dix-neuf ans qui grandit sur ce plateau où l’on ne sait plus trop distinguer le rêve de l’ennui, la longueur du temps qui passe de la langueur de l’enfance qui s’efface.
Depuis l’age de 16 ans, Louise est louée par ses parents dans la ferme de Monsieur R. Il faut bien faire chauffer la marmite et nourrir ses cinq frères et sœurs…
Il ne fait pas bon naître pauvre dans ces campagnes où les richesses ne se partagent pas toujours au mérite de chacun. Pas le temps d’aller à l’école, d’apprendre à lire ou à écrire, et d’ailleurs pourquoi faire ?
Dans le village, l’avenir des jeunes filles pauvres se résume à trouver un bon patron chez qui se louer, et, pour les plus chanceuses faire un bon mariage, mais Louise n’en est pas là.
A la mort de son père, elle est placée dans la ferme de monsieur M. Ce n’est pas du luxe mais elle y est bien, la patronne et sa sœur sont gentilles avec elle, le fillette de la maison la considère comme une amie, Louise a fini par oublier que la misère a un formidable avantage sur la richesse et la beauté ; elle dure.
Le travail chez les maîtres, c’est son quotidien depuis l’age de neuf ans. Les seaux d’eau à porter le soir de la fontaine à la bergerie, le linge à rincer au lavoir et les doigts qui gercent au contact de l’air glacial, la vaisselle, les pommes de terre à ramasser et le panier qui lui meurtrit le bras, les orties à broyer pour les volailles, l’eau grasse à porter aux cochons, les brebis qui se dispersent dans les pousses d’orge du voisin et le désespoir d’une enfant qui ne parvient pas à les rassembler…Tout ça pour une assiette de soupe, un morceau de lard, un peu de formage et une part de tarte le dimanche après la messe et avant les vêpres.
De temps en temps, les jours de foire et selon les hasards des commissions, une orange, un morceau de pain d’épices, des biscuits et quelques carrés de chocolat qu’elle cache précieusement dans la poche de son tablier pour le porter à sa mère.
Rien de bien original dans ce passé sans relief où son corps d’enfant s’est fondu peu à peu dans celui d’une femme. Pourtant aujourd’hui, ces jours doucement épinglés sur le ruban de l’enfance lui semblent bien doux.
Aujourd’hui Louise pleure sa jeunesse perdue.
Monsieur R est un homme robuste et brut, entier comme on dit dans le pays. Il parle peu, pas qu’il n’ait rien à dire, mais tout simplement parce qu’il ne recherche pas la compagnie des gens.
Sa femme Francine est effacée, pour ne pas dire éteinte ; mais gentille avec Louise qu’elle trouve travailleuse et dévouée.
Et puis il y a Julien, le jeune domestique de six mois son ainé. “Un gentil garçon de l’assistance”, c’est du moins ce qui se dit dans le pays. On dit qu’il viendrait de l’orphelinat, que ses parents auraient disparu, auraient péri dans un accident de train, un incendie ou un naufrage, ça dépend de qui raconte l’histoire car Julien ne parle que rarement, et encore moins de ses parents qu’il n’a d’ailleurs peut-être jamais connus…
Quand sa sœur a été prise des douleurs, la Francine est allée l’assister quelques jours et la remplacer dans les taches domestiques, et c’est là que tout est arrivé.
Depuis quelques temps, monsieur R regardait Louise avec insistance, lui parlait plus doucement, comme s’il avait voulu l’apprivoiser. Tout ça la mettait mal à l’aise sans qu’elle sache trop pourquoi, mais la présence de Julien avait quelque chose de rassurant ; et puis il y a eu cette nuit…
Il faisait chaud ce soir là, très chaud, chaud comme un soir de Juillet quand la nature cherche dans le soir qui tombe la fraicheur qui fait renaître les choses à la vie. Après s’être rafraichie à la source, Louise est rentrée comme la nuit remplaçait les ombres par des reflets argentés. Un étrange ballet ou se faufilent, s’étirent, s’allongent et s’effacent les ombres des ombres quand la lune joue à cache cache avec les nuages.
Elle s’est allongée nue sous son drap pour avoir moins chaud, un tout petit peu moins chaud, et s’est endormie rassurée par le bruissement des feuilles du grand tilleul qui frissonnaient sous les caresses d’une brise naissante.
C’est un poids qui la réveillée, le poids d’un homme sur son corps, son souffle rauque, ses doigts qui fouillent le bas de son ventre, puis une douleur dans son sexe de femme, comme un pieu qui s’enfonce et déchire la douceur de l’enfance.
Crier, se débattre? appeler Julien? hurler à la vie? Tout s’est passé trop vite, et que peut une jeune fille quand un homme deux fois plus lourd qu’elle l’immobilise dans un lit? Qui portera foi à sa parole contre celle du maître des lieux qui l’a toujours traitée comme quelqu’un de la maison?
Louise n’a rien dit, ni à Julien, ni à la Francine, ni à sa mère qui l’a envoyée au diable quand son ventre ses alourdi tout en lui recommandant de prier dieu pour que monsieur R veuille bien garder à son service la fille perdue qu’elle était devenue.
Puis il y a eu ce petit qui s’est accroché à son ventre et fini par sortir un beau matin d’avril. Un petit plein de vie jusqu’à ce soir de giboulée où Louise l’a trouvé étouffé dans la desque d’osier qui lui servait de berceau, la même corbeille qu’elle portait autrefois avec madame M pour aller rincer le linge au lavoir du ruisseau .
Les petits qui ne sont pas baptisés ne passent pas par l’église, ils vont tout droit au ciel, c’est que lui disait sa grand-mère “des saints innocents”.
Monsieur R a bien voulu se charger d’enterrer le petit ange dans un coin de la lande, pour que reste sauf l’honneur de Louise et que personne dans le pays ne sache qu’elle n’était plus bonne à marier.
Le même jour, Julien est tombé du haut du fénestron du grenier et s’est brisé le crâne. le patron a dit à sa femme qu’il cherchait à dénicher des chardonnerets.
C’est un colporteur qui s’était réfugié dans la grange pour se mettre à l’abri des giboulées qui a tout raconté aux gendarmes.
Monsieur R a écrasé le visage du petit innocent dans la braise pour pas que l’on puisse lui trouver une quelconque ressemblance avec lui.
C’est à ce moment là que Julien est entré dans la souillarde pour venir prendre un seau de petit lait pour les cochons.
Un contretemps de l’histoire que le jeune berger a payé de sa vie.