Morts pour la France
Posted on 2 février 2014 in C'est la guerre
Vous pouvez écouter la version audio par les comédiens de la faute à Voltaire
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Onze heures et des poussières dans ce morne matin du 11 novembre 1964. Les cloches se sont tues, comme tout se tait quand vient le temps de dénouer le ruban de l’histoire.
Seul un glas tinte dans le froid de ce matin glacial et meurtrit les oreilles des chiens qui ne comprennent rien aux vacarmes des hommes.
Des femmes, des hommes graves et figés comme des automates aux rouages grippés par le froid de l’histoire. Seuls les enfants osent lever les yeux pour voir d’où vient ce grand corbeau qui trouble de son cri sinistre le silence pesant d’une minute interminable.
Le silence est assourdissant, on n’entend plus que lui. On entend tout distinctement comme si de rien n’était. Les bruits sont d’autant plus difficiles à supporter que le silence les dépouille de leur fond. Le silence est comme la lumière, il n’a pas de corps mais il donne corps à tout ce qui l’entoure ; amplificateur invisible des battements du temps.
Le silence, ce mystérieux complice du bruit qui nous nourrit de son discours, qui nous libère de l’asservissement des mots en nous laissant le conquérir, ce silence que gardent tous nos sens pour écouteur parler nos cœurs…L’autre jour, au catéchisme, le curé citait le prophète Daniel : le silence c’est la création, le retrait du verbe créateur…
Mais ce matin, ici, devant la stèle aux sacrifiés de l’histoire, le silence est un message de l’ombre, une question posée à la question, une improbable promenade dans ce monde où l’on entend errer l’âme du bruit.
Aujourd’hui, le silence est lourd, plus lourd que d’habitude, plus lourd que ce que l’on ne peut pas voir, plus lourd que la démesure des choses immatérielles, et quand le silence devient trop lourd, la nature libère ses trop pleins et l’homme ne sait plus se taire.
Aujourd’hui, Auxillac pleure ses morts, mais pas les morts qui sont partis tout naturellement parce que le chemin de la vieillesse devenait trop difficile à suivre.
Aujourd’hui, ce sont les vieux qui sont là, autour de la grille austère du monument aux morts de la grande guerre.
Comme s’il existait des petites guerres…
Faut-il que les hommes s’ennuient pour trouver le temps de mettre des adjectifs inutiles pour qualifier de grande ou de petite la plus ignoble de leur invention?
Aujourd’hui c’est le monde à l’envers, les vieux sont là pour pleurer les jeunes qui n’ont pas pu les suivre.
Aujourd’hui, on célèbre un bout de vie, une jeunesse éternelle, une histoire qui ne s’est pas faite dans l’ombre d’une défaite ; celle du temps qu’on n’a pas laissé passer faute de vouloir la paix.
Aujourd’hui, on célèbre un jeune marié, un jeune frère, un jeune papa, un jeune papi, un jeune tonton, que des jeunes hommes qui n’ont pas eu la chance de voir venir les douceurs du repos de ceux qui se disent que leur vie a été bien remplie, que le temps est venu de se retirer tranquillement vers des moments apaisés, des longues promenades et des discussions près du ruisseau. Aujourd’hui, les vieux pleurent des jeunesses perdues, celles des autres.
Comme c’est long une minute quand il faut se souvenir, pour ne pas oublier comme l’a dit le président de la république dans son message. Ne pas oublier quoi? La guerre? On aimerait bien l’oublier, se dire qu’elle n’a jamais existé ; mais elle est là partout devant ce monument.
Il y a cet homme grave et silencieux qui regarde le drapeau avec des ombres dans les yeux, les ombres de ceux qui sont tombés sur les terres de l’Est.
Lui en est revenu, mais sa jambe est restée la bas dans le froid des tranchées ; cette part de son être que la guerre lui a volée.
Cette jambe qui lui manque terriblement, qui lui rappelle que les douleurs sont comme les fantômes et survivent bien au delà des membres qui les supportent.
Ne pas oublier….Vingt noms défilent dans ma tête comme un appel aux souvenirs. Des noms d’hier qui sonnent comme des regrets dans le froid de ce matin de presque hiver.
Le maire a quitté son chapeau et un vieil homme s’avance vers la plaque de marbre pour l’appel des disparus.
Sa voix sonne dans le silence, les adultes baissent les yeux, les enfants regardent le drapeau frissonner sous la brise glaciale. Intrigué par cet attroupement, le grand corbeau presse son vol vers le roc de Rochalte.
L’homme fixe la plaque de marbre et commence l’appel des morts, haut et fort, comme si au milieu du tumulte qui les a emportés dans les tranchées de l’histoire, les héros tombés au champ d’honneur pouvaient encore entendre sa voix.
“Astruc Joseph” Le maire lui répond d’une voix pleine d’émotion “Mort pour la France”
Difficile pour un enfant de comprendre qu’on puisse mourir pour quelque chose… J’ai toujours entendu dire “il est mort d’un mauvais mal, de ceci ou de cela” , mais je ne savais pas qu’on pouvait mourir pour quelque chose, la vie c’est tellement précieux que ce n’est pas bien raisonnable de la donner pour une raison ou pour une autre, il y a déjà assez de maladies ou d’accidents qui veulent nous la prendre.
“Aldebert Jules” – “Mort pour la France”
Tiens, ces deux hommes avaient les mêmes initiales. S’en étaient-ils aperçus? En jouaient-ils? A quoi pensaient-ils quand ils les gravaient au couteau sur l’ écorce d’un frêne en sève? On ne ne le saura jamais. Et s’ils avaient aimé en secret la même jeune fille, comment aurait-elle pu savoir lequel des deux a rapproché leurs prénoms au fil du couteau sur le cœur de l’écorce?
Tout à l’heure, avant que la cérémonie ne se mette en place, des enfants des écoles vendaient des bleuets. La fleur qui adoucit les yeux de ceux qui souffrent, celle que le centaure Chiron utilisa jadis pour soigner les yeux d’Achille. Lui aussi faisait la guerre.
“Boissonnade Fortuné” – “Mort pour la France”
C’est beau un bleuet, ça chante dans les blés, c’est tellement bleu qu’il n’y a que les coquelicots qui soient plus rouges. C’est comme le sang de l’homme et les vagues de la mer, ça se mélange dans le voyage de la vie.
On dit qu’une femme qui porte un bleuet dissimulé sous son corsage fera tourner la tête à tous les hommes qui croiseront son chemin.
Mais aujourd’hui, les femmes qui aimaient les hommes qui ne sont pas revenus vivent leur douleur en silence et la fleur de papier qui orne leur corsage rappelle au monde que la guerre tue des hommes, mais qu’ elle fait aussi des veuves et brise des familles…
“Boissonnade Léon” – “Mort pour la France”
Champagne, Marne, Meuse, Somme, Belgique, Alsace…Que de pays visités dans ce voyage de l’enfer! Des noms qui font rêver ceux qui voyagent dans leur tête. Adieu Meuse endormeuse et douce à mon enfance…Que ces pays doivent être bons à visiter quand la paix les éclaire.
Dites moi, avez-vous entendu un jour la chanson de Craonne? Avez-vous rencontré sur ces rives ravagées Guillaume Apollinaire, Alain-Fournier, Jean-Pierre Calloc’h, Russel Kelly, Alain Seeger, Louis Pergaud, Charles Peguy, Louis Codet, Jean Giono, Ernest Hemingway et tous les autres? Avez-vous rencontré Lili des Bellons avant que les balles ennemies ne soufflent la flamme de sa jeunesse? Avez-vous aperçu dans les tranchées adverses Ernst Jünger, Edlef Köppen, Erich Maria Remarque, Arnold Zweig, Emil Ludwig, et ce jeune poète qui recevait les lettres de Rainer Maria Rilke?
La guerre n’est pas un jeu et ne se fait pas à la légère, on n’écrit pas des lignes, on tire sur les lignes ennemies, et ce n’est pas chose facile. C’est sur, s’ils avaient su, ils auraient pas venu…
“Boissonnade Marius” – “Mort pour la France”
Trois hommes pour partager le même nom dans la vie et dans la mort. Étaient-ils parents ou cousins? Les guerres déciment les familles mais font de frères d’armes ; comme si on pouvait avoir envie de fraterniser autour d’un fusil…
Bien sur, à Frelinghien, près d’Armentières, pour la fête de Noël, les soldats des deux cotés ont organisé un match de foot ; mais les ordres sont les ordres et il préconisent de retourner les armes contre ceux qui ont osé les déposer le temps d’un moment de fraternité.
Le guerre a la cruauté d’effacer le nom des pauvres qui ont voulu pour un temps l’oublier pour attribuer les mérites de la paix retrouvée aux riches qui les ont fait fusiller.
“Bonnemayre Félicien” – “Mort pour la France”
Ma grand-mère me racontait encore hier cette drôle de journée du samedi 1er août 1914, à 4 heures de l’après-midi, quand le clocher du village a fait entendre son sinistre tocsin.
C’était la mobilisation générale et le même jour, l’Allemagne déclarait la guerre à la Russie. Drôle d’après-midi d’été pour une jeune enfant de 12 ans qui voit partir le 5 aout des hommes dans la force de l’age convaincus qu’ils seront de retour pour dépiquer les gerbes de la moisson entamée.
Le 14 aout, les hommes sont sur le front, huit d’entre eux ne verront pas Noël.
“Cassagne Arthémon” – “Mort pour la France”
La voix du maire se fait plus rauque, mais le ton ne change pas, il n’a qu’une phrase à dire, toujours la même, à tel point que les enfants l’entendent sans vraiment l’écouter, comme une musique qui rythme doucement le passage d’une vie à l’autre. Çà me rappelle les prières des adultes au cimeterre qui récitent à cent à l’heure le De profundis en latin, se signent et s’enfuient sans se retourner de peur que la mort ne les rattrape dans leur fuite vers la vie.
“Cassagne Clément” – “Mort pour la France”
La c’est deux frères, j’en suis sur. Ma grand-mère m’a montrée leur maison depuis sa fenêtre. C’est bien d’avoir des frères pour jouer, se chipoter ou jouer à la guerre pour de faux.
On court de tous les cotés, on crie, on se dit “tu triches, t’étais déjà mort” , on se bataille comme des chiffonniers et on se fait engueuler à l’heure du gouter parce-qu’on a déchiré la chemise.
Ce qui est triste avec la guerre, c’est que même si on est frères on n’est pas toujours dans la même unité, et on sait pas vraiment ce qui est arrivé à l’autre pour de vrai.
“Cavalier Henri” – “Mort pour la France”
Le curé est là avec sa chasuble des jours néfastes et ses deux enfants de chœur chargés d’un bénitier et d’une croix fixée par une bague argentée à une hampe couleur de nuit. Une croix trop grande pour eux, plus haute que le curé. Il est vrai que les curés sont souvent associés à la mort, qu’ils sont les derniers réconforts des mourants.
Les hommes dont les noms sont gravés sur le marbre délavé du monument étaient croyants, comme les populations de nos villages au début du siècle. Je me demande si au moment de mourir ces pauvres âmes ont pu trouver le réconfort, la parole apaisante d’un prêtre, d’un rabbin, d’un pasteur, d’un imam ou d’un compagnon d’infortune pour les aider à partir vers une autre lumière. Qui sait? et celui qui a recueillies leurs dernières paroles est peut-être parti a son tour en emportant leur secret…
“Clavel Louis” – “Mort pour la France”
L’autre jour avec la sœur on a pris le train pour aller en promenade à Notre Dame des neiges. Le train, c’est super chouette pour aller découvrir le pays, on passe dans plein de villages, on s’arrête dans plein de gares, on fait bonjour aux gens qu’on voit sur le bord de la voie…
On a marché en rang par deux jusqu’à la gare d’Auxillac, alignés comme des petits soldats pour par se faire écraser par les voitures qui descendent du village ou le camion du laitier.
Les soldats qui sont partis au mois d’aout 1914 n’avaient pas souvent pris le train, certains le prenaient même pour la première fois. Ce qui est sur, c’est que le train qu’ils ont pris en gare de Banassac ressemblait à celui là. On ne prend pas tous le train qu’on voudrait prendre.
“Forestier Henri” – “Mort pour la France”
Samedi, je suis allé garder avec papé à la Tioulière. On a profité d’un rayon de soleil pour sortir les brebis parce que l’hiver va pas tarder à nous gagner et il faudra les tenir dedans, alors comme dit papé, ça leur dégourdit les jambes et c’est toujours ça de gratté que les allemands n’auront pas.
Il était gai comme un pinson devant ce peu de soleil. En ouvrant les portes de la petite bergerie, il a dit en rigolant “c’est parti comme en 14!” Je lui ai demandé pourquoi il disait ça, il a dit “comme ça, manière de dire…” J’ai beau me casser la tête à compter et recompter, en 14 il avait juste mon age, donc il a pas pu faire la guerre. Je me dis qu’il a connu des gens qui l’ont faite et qui sont revenus sinon il aurait jamais su comment c’était parti.
“Lascols Charles” – “Mort pour la France”
On n’est pas débordés par les nouvelles, mais quand même le poste marche bien à la maison et au printemps ils ont choisi un pasteur noir d’Amérique, Martin Luther King comme homme de l’année, et il n’y a pas quinze jours qu’ils lui ont donné le prix Nobel de la paix.
En Afrique du Sud ils ont mis un inconnu en prison parce qu’il faisait des histoires, un certain Nelson Mandéla. Il faudrait quand même qu’ils accordent leurs violons…
Tiens, c’est pas pour dire mais même si on est pas des américains, au Paven on a nous aussi la maison blanche et il parait que pendant la guerre, mais je sais pas laquelle, il y avait des russes dedans qui buvaient de l’alcool à bruler. Papé m’a dit que pour faire monter les soldats au front en 14, on leur faisait boire du trois six pour leur donner du courage. Auxillac a du être en guerre pendant un sacré bout de temps…
“Maurizis Marius” – “Mort pour la France”
Ça y est, le grand corbeau a atteint le roc de Juan. Je pense à cette histoire que me racontait ma grand-mère. Elle s’est passée dans les années 1910, celle du serpent volant de Chaumazelle. C’était un après-midi d’été, pendant les foins, et juste après le dîner, alors que les faucheurs faisaient un brin de sieste pour récupérer des efforts du matin ; un serpent volant était sorti des rochers à l’aplomb de Chaumazelle, a traversé toute la vallée et est allé disparaître vers le roc de Juan.
Je pense qu’il s’agissait d’un des premiers avions qui ont survolé la région. Combien de ces hommes dont les noms ornent aujourd’hui la pierre du monument ont assisté à cette scène? Je ne le saurai jamais, mais ce dont je suis sur, c’est que la bas sur les fronts de l’est, les avions qui ont du survoler leurs tranchées étaient bien plus effrayants que le serpent volant qui traversa ce jour là le village.
“Pradeilles François” – “Mort pour la France”
La sœur qui nous fait l’école est là, avec son voile noir sur la tête et sa collerette blanche. Elle est digne, elle est grave, elle ne dit rien, elle prie et à chaque nom que prononce l’ancien combattant, ses yeux se plissent comme si elle encaissait un coup. Elle avait six ans quand la guerre a éclaté et ne vivait pas dans le village. Mais elle y enseigne depuis près de trente ans, elle a eu le temps de voir la détresse des familles de ceux qui ne sont pas revenus.
L’autre jour, elle nous a passé une chanson au tourne disque : Le chant des partisans, qui a été composé pour une autre guerre, il parle de vol noir des corbeaux sur nos plaines, comme celui qui est passé au dessus de nos tête au début de l’appel.
Les hommes qui sont tombés la bas ne se doutaient pas que c’était pas fini, que cette guerre ne faisait qu’en préparer une autre tout aussi meurtrière.
“Pradeilles Jean-Baptiste” – “Mort pour la France”
La voix du maire s’affaiblit quelque peu ; le prochain sur la liste est un parent qu’il a bien connu… Trop de morts pour le village, une guerre qui a vidé les campagnes de ses forces vives, ruiné l’agriculture, saigné la Lozère. Vingt morts pour un petit village comme Auxillac! En 1911, la Lozère comptait près de 123 000 habitants, pour seulement 108 822 en 1921… La guerre a cette particularité de saigner à blanc les petits villages ruraux, les régions industrielles sont relativement plus épargnés car les ouvriers sont mobilisés pour la production d’équipements.
Les hommes d’Auxillac qui sont restés sur les terres de l’Est avaient entre 21 et 44 ans. Comme tous les paysans de ces terres, ils savaient faire beaucoup de choses, mais n’étaient pas préparés pour une guerre aussi féroce.
“Prieur Antonin” – “Mort pour la France”
Tout a l’heure avant la cérémonie, le curé a passé un savon à deux chasseurs qui se tenaient un peu à l’écart. Il leur a dit qu’il les voyait pas souvent sur les bancs de l’église mais plus souvent au comptoir de chez Lili en face. Il leur a dit qu’ils ne se casseraient pas une jambe en traversant la rue pour venir faire un petit tour à l’église et qu’ils auraint pu au moins venir aujourd’hui pour les anciens combattants.
Les autres étaient un peu gênés, mais ils lui ont répondu que le bon dieu avait pas fait grand chose pour empêcher la guerre, et même celle d’après et toutes les autres. Le curé leur a répondu que c’était pas le bon dieu qui faisait la guerre, mais les hommes. Ils ont ronchonné dans leurs moustaches, “oui mais quand même, il ferait mieux de s’en mêler…“
“Puel Jean-Baptiste” – “Mort pour la France”
On est tous là ceux de l’école, sauf ceux qui ont le rhume bien sur, ils sont pas venus pour en attraper un peu plus. On est tous là bien séparés, ceux de l’école libre et ceux de l’école laïque, on risque pas de se mélanger.
Hier on a regardé des cartes de l’Europe en 1914, enfin, quand je dis “on” c’est dans notre école parce qu’on sait pas ce qu’on fait les autres et on veut pas le savoir.
On se parle pas, chacun passe son chemin et s’occupe de ses affaires. Je vois pas trop d’ailleurs l’intérêt d’étudier ces cartes puisqu’elles ont changé depuis donc pas la peine de retenir par cœur le nom des pays où on n’ira jamais puisqu’ils existent plus.
Je me demande si, le peu de temps qu’ils ont pu aller à l’école, les poilus de 14 avaient pu voir ces cartes
“Ressouche Marius” – “Mort pour la France”
Et puis il y a les femmes qui sont là, autour du monument. Des femmes, des filles et des veuves.
Dans ces temps troublés, la guerre se partage avec l’alcool le privilège de faire des veuves.
Novembre est un mauvais mois qui ne manque pas de leur rappeler, aux portes de l’hiver, que la solitude est bien la plus tenace des compagnes…
Elles sont là, à pleurer ceux qui ne reviendront pas ou ceux qui sont morts des suites de la guerre peu après leur retour.
Mais qui se souvient des efforts qu’elles ont du consentir pour remplacer les hommes mobilisés au front? Qui se souvient de ces souffrances, de ces privations, de ces taches ingrates qui ont meurtri leurs corps que personne n’était la pour réconforter dans la tiédeur d’un foyer?
“Sagnet Basillle” – “Mort pour la France”
Le maire est soulagé, c’est le dernier de la liste des disparus. Je me suis souvent demandé si ces hommes étaient tombés dans l’ordre de leur inscription au monument, avant de me rendre compte qu’ils étaient couchés sur le marbre froid par ordre alphabétique.
La mort a cette double particularité de ne respecter aucune règle, et surtout pas un ordre alphabétique, pour ensuite mettre tout le monde sur le pied d’égalité des traces qu’elle laisse dans l’histoire.
Le temps passe, les noms qui défilent sur le ruban de l’alphabet s’estompent sur le marbre du monument.
Sur la façade orientale, celle d’où nait la lumière, deux nouveaux noms ornent la pierre froide des souvenirs, celui de Louis Fayet, mort à la guerre d’après la prétendue “der des ders”, et puis celui de Julien Alla, mort à la guerre d’après celle d’après, la bas, dans les rizières du Tonkin…
Dites moi, vous les sacrifiés de l’histoire : lequel de vous a tiré la première balle sur les lignes adverses? Lequel de vous a failli écrire le soir, à la lumière d’une lampe à pétrole à sa sœur, à sa femme, à sa mère : “Aujourd’hui, j’ai tué mon premier homme…Je n’aurais jamais cru que c’était aussi facile et douloureux à la fois. Je me demande combien de mois on avait d’écart lui et moi, peut être juste quelques jours ; s’il avait des frères ou des sœurs, s’il était fiancé ou marié, s’il aimait écouter la duganelle la nuit quand la lune éclairait la terre comme en plein jour. Je ne risquais pas de savoir puisqu’on ne s’est jamais parlé, et aujourd’hui c’était lui ou moi…»
Lequel de vous n’a pas eu le temps d’écrire “Aujourd’hui, on a surpris une section dans sa tranchée, les artilleurs les ont gazés comme des rats, c’est dégouttant…Pendant combien de temps on va devoir supporter des choses pareilles? Priez pour moi, ma mère, et priez aussi pour eux.»
Ne m’en veuillez pas pour ces questions, je me les pose sans vous juger, au contraire, j’aimerais tant que vous trouviez la paix. Je vous demande ça juste parce que vos noms me sont devenus si familiers que j’ai l’impression que vous n’êtes pas tout à fait partis, qu’il vous reste des choses à dire, et qu’il est temps de les entendre avant de tout oublier.
Tout à l’heure, au bistrot, les conversations iront bon train, on parlera de la pluie, du beau temps, du travail qui est de plus en plus difficile à trouver, du prix du blé qui est dérisoire, de l’économie qui patine, des élus qui ne pensent qu’à leurs intérêts, et il y aura bien un imbécile de service pour mettre en avant une solution radicale “Il faudrait une bonne guerre!”
C’est fou ce que les hommes savent tirer les leçons de l’histoire…
Écoutez
Les lettres de monsieur Favier à sa famille :
Les lettres d’Étienne Clavel :
Les lettres d’Urbain Malassagne :
Divers courriers de poilus lozériens :
Des femmes écrivent aux poilus :
Plus d’informations sur la date du décès de ces hommes sont disponibles en cliquant sur ce lien
Guy Lévêque, janvier 2014