Il est passé de l’eau
Posted on 2 mars 2014 in Céleste, Un jour
On dit comme ça ici, quand on veut dire que quelque chose s’est passé il y a déjà longtemps, on dit qu’il est passé beaucoup d’eau depuis sous le pont du Rounel, ou sous le moulin de Gineste.
On dit d’ailleurs la même chose pour un événement qui n’aura pas lieu de sitôt. “Boudiou, avant que ça se fasse, il en sera passé de l’eau sur la roue du Moulin.”
C’est comme ça, comme si les hommes ne pouvaient pas se passer de l’eau quand ils voulaient mesurer le temps. Il est vrai que l’eau est partout, comme une peau invisible qui glisse sur leur dos, c’est sans doute pour ça qu’ils ont inventé le clepsydre.
L’eau et l’homme ne font qu’un, ils se composent de l’une, se glissent dedans ou glissent dessus, se baptisent, se tombent dessus ou tombent dedans, et ne sont qu’une goutte de l’une dans l’océan ou une infime partie de l’autre dans les orages de la vie.
L’eau, c’est la sœur ainée des femmes, et les unes perdent les autres quand vient le temps de donner la vie.
Il ne faut pas grand chose pour nourrir un homme. Il suffit d’un peu de sel, d’un peu d’eau et d’un moulin pour faire du pain, le reste c’est rien que du temps, des femmes, des hommes et du besoin de faire.
Et pour faire, il faut bien commencer par quelque chose…
Avec l’eau, c’est toujours compliqué parce qu’on ne sait pas d’où ça vient exactement. On se dit que ça vient des nuages, mais que ça suinte aussi de la terre, quelque part, pour faire son chemin, passer devant le monde et retourner dans les nuages…Autant dire que ce n’est pas si simple et on ne sait jamais qui, du ruisseau ou du nuage l’a engrossée le premier.
Si c’est la fiancée du ruisseau, on se doute bien qu’ils l’ont faite en haut du valat, sous le plateau, et qu’elle est sortie au pied du roc ; mais si c’est la fiancée d’un nuage, tu sais pas où ils ont couché et si ça se trouve, ils l’ont conçue à Londres pour la déposer ici.
Tiens, prenons par exemple une goutte d’eau tombée sur le plateau la haut, entre les Fonts et le Sabatier. Le temps de glisser sur une tige de fleur et la voila qui s’infiltre, se mélange, traverse la terre, cherche des failles et se butte contre le banc rocheux.
La voila prise, il faut maintenant se glisser entre les couches et suivre le mouvement, la bas, vers la vallée, à l’endroit où le plateau s’incurve comme un ventre de femme.
Elle glisse maintenant dans la moiteur d’une caverne et s’étire doucement vers une faille de lumière. La voila qui jaillit entre les cuisses de la montagne, secouée, bousculée, emportée dans le flux naissant du Chardonnet.
La voila qui dévale, laisse Malbosc sur sa droite pour visiter Marijoulet, voila un lavoir, du cresson, une bergère, des moutons, la pesquière du Moulinet, un pêcheur qui s’ennuie, l’église sur la droite et le jardin où repose le monde qui est passé. Voila des canards, un pont, la route, un autre pont, les sœurs d’eau qui descendent du Cheval blanc par le rounel du Paven et le grand saut à la roue du Moulin.
L’histoire tourne comme une musique qui revient en boucle sur le rouleau d’un limonaire.
Et encore là, c’est pour une goutte qui est tombée au Sabatier, une qui serait tombée à Cadoule aurait pris un autre chemin pour arriver au même endroit; comme quoi l’eau c’est comme les hommes, on ne sait pas toujours d’où ils viennent, mais de la façon dont ils passent, on se doute bien où ils vont.
Pour en revenir au Moulin, il est comme les hommes, il tourne dans le sens de la vie ; la seule différence, c’est que lui ne brasse pas que du vent.
La différence s’arrête là, le moulin a besoin d’eau, les hommes aussi, alors tout se met en bon ordre pour rester dans l’ordre des choses, les hommes labourent, sèment, puis viennent au moulin apporter leur récolte et repartent avec de la farine et de l’huile.
Tout est en place, chaque chose a sa place, sa juste place ; clair comme de l’eau.
Et puis il est passé du monde.; du monde qui venait au moulin, du monde qui venait du moulin et du monde qui restait au moulin, et c’est ce monde qui fait parler .
Il y a Céleste et Marie, deux belles jeunes filles, grandes brunes aux mains fines qui dansent plus qu’elles ne marchent tant leur pas est léger.
A les voir descendre les escaliers de la salle commune, traverser la cour, longer le ruisseau, tourner l’angle qui raccorde le chemin à l’autre chemin, puis avancer tranquillement vers l’église dans leur robe du dimanche, on se dit que ces deux jeunes filles ne ressemblent pas au monde d’ici.
Les hommes du village qui les voient passer se disent qu’elle ne resteront pas ici, les autres qui passent par le village se disent qu’ils aimeraient bien les amener ailleurs, mais les deux sœurs pensent à autre chose, le temps n’est pas tout à fait venu de se trouver un bon parti.
Aujourd’hui, c’est les cendres et il faut aller se souvenir que l’homme est né poussière et y retournera, et puis aujourd’hui est un grand jour car c’est l’évêque de Rodez en personne qui va dire la messe, c’est rare, mais c’est comme ça.
Puis l’évêque ira à la mairie, il n’aura qu’à faire quelques pas et abandonner ses ornement pour ceindre l’écharpe de maire ; drôle de procession alors que fait rage la bataille d’arrière garde des nostalgiques du temps ou église et état n’étaient pas si clairement séparés que cela…
Au moulin, on fait pas de politique et on suit scrupuleusement les conseils du curé, surtout qu’il y a un autre évêque dans la famille, monseigneur Albert Nègre qui est l’oncle de la promise de leur frère.
Au moulin, on se tient tranquille en attendant qu’Odilon de Montjesieu qui va partir faire le taxi à Paris fasse sa demande officiellement pour Céleste, et ça tombe bien parce qu’il doit venir faire une visite aux parents cet après-midi.
Marie n’est pas pressée, elle vit sa vie de jeune fille tranquille sans se soucier de ce que pensent les garçons
“Raja que rajaras” l’eau est passée sous le pont, a coulé dans les béals, “Roda que rodaras”, la roue a tourné, la meule du moulin a fait vibrer les dalles de pierre, les filles sont parties vivre leur vie à Paris, au service d’un écrivain.
Il y a leur frère Paul, c’est lui qui mène le moulin, enfin, les affaires du moulin. C’est lui qui reçoit, qui discute, qui commande, qui paye et qui achète, qui s’occupe de tout ce qui fait tourner le moulin et la ferme. C’est lui qui va à la ville pour faire les achats, c’est lui qui va aux foires et qui signe tous les papiers importants, et ici tous les papiers sont importants pour savoir qui a mené quoi à moudre ou à presser.
C’est aussi lui qui va voir les paysans du ruisseau quand la roue doit mener la scie ou la batteuse. Là, plus question d’irriguer pour quelque temps, il faut fermer les rases pour que le ruisseau se gonfle, tende ses muscles et pousse de toutes ses forces pour faire tourner la roue.
Il est sérieux et sévère comme un patron de moulin, et ça tombe bien puisqu’on n’en connaît pas d’autres comme lui, c’est bien pour ça d’ailleurs qu’on se dit que tous les patrons de moulin depuis Chaumazelle jusqu’à Cahors doivent lui ressembler. On se figure qu’il commande même à l’eau puisqu’il y en a un peu qui est sienne, celle qui passe sous sa maison ; il la commande puisqu’ils font des affaires ensemble, mais des fois c’est elle qui le malmène quand le temps ne veut pas rire.
Des fois elle se met en colère et déborde de tous les cotés, et là ça fait pas rire….
Il y a Joseph, l’autre frère des demoiselles. On dit qu’il est adroit comme tout, qu’il sait tout faire des ses mains, et la preuve, c’est qu’elles lui servent même à parler.
On dit qu’il y a quelques chose qui ne s’est pas dénoué dans sa bouche quand il était petit, peut-être tout simplement sa langue qui le gène, en tout cas il est muet, alors ce sont ses mains qui portent les mots qu’il veut mettre sur les choses, mais personne le comprend et les enfants ont peur de lui quand il veut leur parler. Il pousse des petits cris en gigotant ses mains dans tous les sens et eux n’y comprennent rien et s’en vont en courant.
C’est dommage, il est gentil comme tout, mais les enfants ont toujours du mal avec ceux qui ne leur ressemblent pas. Il met des bonbons dans sa poche, des prunes, des pommes ou des noix pour leur donner selon la saison.
Il se dit que comme ça il pourra les apprivoiser et leur faire une petite causette. Mais les enfants grandissent et il en arrive d’autres, alors il faut toujours plus de bonbons et c’est Paul qui les lui rapporte de la foire, ou alors il va les chercher à l’épicerie chez Gustette ou chez Lili, et des fois au camion de monsieur Pouget l’épicier qui passe le mardi ou de monsieur Deltour le boulanger qui a la fourgonnette bleue. Les enfants, malins comme tout, se débrouillent pour aller jouer au carrefour du moulin….
Qu’est-ce qu’on ferait pas pour un croissant de lune au goût d’orange, une violette sucrée ou un berlingot pointu de tous les cotés ; mais lui ça lui fait plaisir que les enfant l’écoutent alors il leur raconte des choses pas possibles en faisant tourner ses mains dans tous les sens, puis il rit de ce qu’il vient de dire, les enfants rient de bon cœur et tout le monde est content.
Quel homme, il faut voir comme il mène la scie, comme il commande les bœufs ou fait tourner la batteuse.
On dit qu’il a tout fait ici, ma grand-mère dit qu’il ferait des oreilles à un singe, je vois pas trop comment ni où elle a vu des singes, peut-être au cirque quand elle était petite et qu’elle pouvait encore marcher, mais je me dis que c’est possible puisqu’elle le dit.
Le soir, il dit plus rien, il s’assoit au bord du chemin et regarde passer l’eau en rêvant d’on ne sait quoi, peut être des mains d’une danseuse gitane aux cheveux couleur de nuit qui dessinent dans le soir des figures de lune.
On se dit ça mais on n’en sait rien, on suppose ça comme autre chose, sans penser à mal. Peut-être qu’il s’ennuie, tout simplement, qu’il aimerait bien avoir quelqu’un à qui parler, une femme pour l’écouter et lui faire des caresses dans le dos quand il a trop forcé pour rouler les billots de chêne sur les bancs de la scie.
Tiens, à propos, c’est après-midi, Cambuse est venu scier des billots trop gros pour les passer à sa scie là bas, au Moulinet. C’était pour faire des poutres d’une charpente pour Correjac.
Il faut voir un peu comme ces deux là te manient les troncs d’arbre sans se faire attraper parce que c’est dangereux. Il faut les descendre du char par un pan incliné en faisant bien attention qu’ils les gagnent pas de vitesse, alors ils mettent des cales et se coordonnent pour les déplacer de quelques centimètres. pas facile quand on est muet, mais ils y arrivent, il faut dire qu’il y a d’autres hommes qui sont venus voir tourner la scie…
Difficile de faire autrement quand on sait le raffut qu’elle fait en tournant. Elle miaule comme une panthère en mordant dans les billots, ça fait un vacarme du diable mais les poutres ne font pas un pli. Des fois, elle bute sur un nœud et le miaulement se ralentit avant de repartir de plus belle une fois l’obstacle vaincu…
Il faut les voir “suer comme des gourgs” les trois hommes affairés autour de la resse. “Et han, et han! Pas comme ça nom de Diuos, tu vas te faire attraper et après tu viendras te plaindre” C’est le domestique Antonin qui se fait enguirlander par Paul parce qu’il a laissé riper une bille qui s’est mise en travers sur les madriers qui font le pont du char à la scie.
Il est pas sourd mais il a l’habitude de se faire enguirlander alors il fait le dos rond, remet le tronc dans le droit chemin et regarde les autres manière de leur dire “et alors” Il sourit et se remet à l’ouvrage, Paul fronce les sourcils, les autres n’en font pas cas. Le sourire d’Antonin, c’est un vaccin comme la mauvaise humeur, alors on se tait, on tourne un peu la tête et on savoure le remède. C’est comme ça.
Cambuse et Joseph alignent le billot et la scie continue de mordre de plus belle. Tout à l’heure, histoire de se remettre dans le bain, les quatre feront une pause et boiront quelques gorgées du vin de la vigne d’en face,celui que les vendangeuses ont foulé l’an passé et qui prend le frais dans la cave du moulin …
Ce soir, Antonin ira rentrer les vaches en leur parlant doucement, comme ça, pour les accompagner dans leur marche vers l’étable…Il a le temps, tout son temps. Ici, le temps fait murir les choses, et il déteste faire la grimace. Il préfère attendre et cueillir les fruits de la terre quand vient le bon moment, comme pour les pommes du moulin où les radis du jardin. Ici, le soleil, l’eau et le vent font des cadeaux au monde, ça tombe bien, notre homme est gourmand comme quatre. En plus, dans trois jours c’est l’ouverture de la chasse et il vit déjà cette journée dans sa tête. Il a repéré une paire de lièvres et les lapins ne manquent pas dans les côtes du Paven…Pour le reste, on laissera le temps faire les choses.
Et puis il y a Jacky. Lui n’est pas d’ici, il vient de l’Hérault ou d’ailleurs, là bas, dans le midi de quelque part ; de toute façon on est toujours au sud de quelque chose. Il se peut que les Gineste aient rencontré ses parents dans le midi à l’occasion de vendanges et qu’ils aient arrangé quelque chose pour le prendre comme berger car dans ces temps là, juste après la guerre, les gens du pays allaient souvent vendanger dans le midi pour compléter un peu leurs revenus, et les gens du midi montaient le reste du temps faire d’autres tâches de saison.
Mais à bien regarder Jacky, on se dit qu’il vient d’où viennent les enfants qui n’ont pas eu la chance des autres. On dit qu’il est un peu simple d’esprit, mais si on écoute bien le curé le dimanche, on peut croire avec un peu de chance qu’il verra Dieu. On ne sait pas ce qu’il verra, mais si c’est Dieu qui a fait la distribution des richesses de ce monde, ce jour là Jacky devait dormir, avoir la tête ailleurs ou avoir trop mal au ventre pour écouter sa tête…Il a sans doute oublié de tendre la main pour avoir sa part d’abondance, il a laissé passer la main qui se tient toujours au dessus de celle qui reçoit alors les choses ne sont pas tout à fait finies pour lui, il a eu des morceaux de vie, et ces mosaïques de son mal être lui embrouillent la tête et fatiguent son corps.
Il a du mal à parler, du mal à se faire comprendre, du mal à marcher, du mal à se faire aimer du monde. C’est peut-être pour ça qu’il tape sur le dos des vaches avec son gros bâton de frêne pour les faire filer droit. Pour pas que comme lui qu’elles manquent le rendez-vous des abondances. C’est comme ça et pas autrement, les vaches doivent filer droit, aussi droit que le fil du bois quand la lame de la scie croque les billots à pleines dents.
Jacky n’aime pas plus le monde que ce que le monde l’aime ; il le supporte. Quand les enfants se moquent de son chapeau en lui disant “l’as pagat lou capel?” il se met hors de lui et les poursuit en faisant tourner en l’air son gros bâton de frêne, et comme les enfants courent plus vite que lui, il leur jette des pierres en poussant des cris de douleur ; la douleur et les maux que leurs mots infligent à sa tête d’homme qui a mal de les entendre.
“Raja que rajaras” l’eau est passée sous le pont, a coulé dans les béals, “roda que rodaras” la roue a tourné, la meule du moulin a fait vibrer les dalles de pierre, Cambuse et les deux frères Gineste ont fait leur dernier voyage vers le petit cimetière du village. Pour ne pas dire des choses qui font trop triste, on leur donne encore un rôle, comme à tous ceux du village qui sont passés du sommeil qui apaise à la mort qui délivre, on dit qu’ils sont allés “garder les poules de Marcet” C’est moins triste que de dire qu’ils sont morts pour de vrai ; quand on est encore capables d’aller garder, ne serait-ce que des poules, on a toutes les chances de rester bien vivants dans la tête des gens.
Il reste madame Gineste, la dame du moulin. Si la gentillesse avait un visage, on peut dire que le sien en serait le reflet. Une femme discrète qui parle peu, mais parle toujours avec tendresse. Elle porte le poids de la vie sur son dos, et les gens du village ne manquent pas de souligner que sa vie n’a été des plus facile. Elle a tant porté de sacs sur ses épaules que son corps s’est peu à peu courbé sous le poids des fardeaux bien trop pesants pour elle.
Lucienne, c’est un peu la sœur siamoise de la terre. On ne la voit jamais se tenir droite, son corps est plié à l’équerre et quand elle se force à se redresser pour faire une tartine de beurre à un enfant qui est venu la visiter, ou pour accueillir l’Ostie que le prêtre lui tend en se courbant vers elle, on sent bien qu’elle souffre en contraignant ce corps à changer de posture.
On sent bien qu’elle fait ça pour les autres, mais comme il est difficile de les regarder en face. Le reste du temps, elle marche, nourrit ses volailles, cultive le jardin et vit sa vie de veuve après le départ de son mari, puis de son frère Charles et du domestique Antonin. A la voir marcher comme elle le fait, le buste appesanti vers le sol, on dit qu’elle doit connaître toutes les pierres du chemin, à se demander si l’expression n’a pas été faite sur mesure pour elle. On ne la voit jamais lever les yeux vers le ciel, regarder les étoiles ou fixer en rêvant un point imaginaire sur l’étendue de l’horizon, elle dialogue juste avec la terre qui s’étire en parallèle de son corps fatigué.
Cette nuit, nous avons pris beaucoup de truites dans nos filets, et je suis venu lui en apporter un plat, comme nous le faisons d’habitude avec les veuves du village. Elle est en train de faire du pâté de lapin, ça sent bon dans sa maison et sa présence a quelque chose d’apaisant, de rassurant, de bienveillant . Elle m’a fait une belle tartine et s’assoit un peu en biais sur une chaise, face à moi, jute pour me donner un peu de temps, le temps de se faire plaisir en voyant qu’elle m’a fait plaisir.
Elle parle, elle raconte, sa vie, le moulin, elle ne se plaint pas, elle raconte juste des choses qui se sont passées, des tranches de vie, des souvenirs qui s’effacent , et ses blessures de femme dont le ventre n’a pas porté l’enfant qu’ont eu les autres femmes. Elle a besoin de dire, elle plisse ses yeux argentés que les rides de son visage rendent encore plus vivants, plus lumineux.
Elle égraine des souvenirs, la pêche, les truites et les écrevisses, il y en avait tant et tant dans le béal et dans le ruisseau du temps ou ses hommes pouvaient encore les attraper. Les pommes, et puis le moulin, le grain, la farine, l’huile. Toutes ces choses qui ont petit à petit affaissé son corps et endolori son dos et ses épaules. Il y avait tant et tant de variétés de pommes au moulin qu’on a fini par oublier leur nom.
Puis ses yeux s’assombrissent, un ombre traverse son regard. Elle se souvient de mauvaises choses de village, du temps ou les femmes et les hommes avaient perdu leurs espoirs et leurs repères, ce temps où tout le monde se méfiait de tout le monde. Elle me dit que pendant l’occupation, elle avait passé tant et tant de nuits à moudre de la farine ou presser de l’huile en se cachant de l’occupant qu’elle en avait perdu le sens du jour et de la nuit. Pas une famille du village pour qui elle n’ait pas pris ce risque de transgresser les règles de rationnement fixées par les autorités, et pourtant, elle a été arrêtée quatre fois sur dénonciation.
Elle soupire, se lève, soulève le couvercle de la marmite où les os de lapin mijotent avec des herbes pour faire la gelée qui rendra le pâté plus onctueux, se retourne et me dit “c’est comme ça, c’est la vie»
Il est temps de rentrer à la maison, je laisse madame Gineste mijoter ses terrines dont je sais qu’elle me régalera un jour d’une belle tartine. Sur le petit chemin bordé de menthe qui mène vers la route neuve, je revois défiler toutes ces choses, tous ces gens, tous ces bruits, toutes ces tranches de vie. Tout est calme, tranquille comme les souvenirs qui s’installent doucement dans la tiédeur du passé qui les préserve de l’oubli.
Seul le grincement de la roue que personne n’a plus ici la force de graisser vient troubler à chaque tour que le ruisseau lui impose le moment d’apaisement qui prolonge sur les sentiers du temps la douceur d’une belle rencontre.
C’est comme ça, c’est la vie
Depuis 2014, j’ai grandi, comme tout le monde grandit. La roue a été refaite et l’auberge va ouvrir à nouveau.
C’est comme ça, c’est la vie.