Me llaman calle

Allée, artère, avenue, boulevard, chaussée, chemin, cul-de-sac, impasse, passage, promenade, ruelle, venelle, voie, sentier…
Ce ne sont pas les noms qui manquent pour parler de ma nature, et d’ailleurs qu’importe mon nom puisque d’autres le changent au gré de leurs caprices. Belle, coquette, bruyante ou animée, réputée ou mal famée, je m’étire doucement à l’ombre des maisons qui bordent mes trottoirs.

Je longe, je borde, je conduis, je contourne, je divise, je sépare, je mène, je signale, je suis, je croise, je courbe, je rejoins, j’accueille et rejette selon le bon ou le mauvais vouloir de ceux qui font sonner ma voie de leurs venues sur mes allées.

Sur moi, les gens se croisent, se voient, se rencontrent ou s’ignorent.
On me jette les pauvres en pâture, j’accueille les miséreux, je sers de fond de commerce aux filles perdues dont les jambes offertes arpentent mes trottoirs comme autant de compas traçant des cercles imaginaires sous l’œil lubrique des bourgeois.

Certains me prennent sans me voir, d’autres me suivent à contresens, d’autres veulent juste m’emprunter, les parvenus veulent m’acheter. Certains m’occupent, d’autres me bloquent, cherchent la plage sous mes pavés.

Il y en a qui veulent savoir où je mène, ce que je cache… Il y en a qui me suivent, d’autres qui me contournent.

Il y en a qui se perdent, d’autres qui se retrouvent. Il y a ceux qui n’ont plus que moi pour vivre, ce qui ne veulent pas finir chez moi, ceux qui grandissent sur mes trottoirs et se retrouvent chez ma sœur qui les mène à la prison.

On les dit enfants des rues, ce sont mes enfants ; et s’il m’arrive d’éponger leur sang, c’est qu’en mère nourricière je partage leurs artères. Il y en a qui descendent pour gueuler leur colère, d’autres pour battre le pavé, d’autres pour faire des esclandres, d’autres pour aller droit devant moi, comme des qui ne sauraient pas où aller, parce qu’ils ne supportent plus leurs voisins ou leur misère, parce qu’ile n’arrivent pas à trouver leur place.

Il y a ceux qui sont dans l’impasse, ceux qui n’ont pas suivi la bonne voie, ceux qui se perdent en chemin, ceux qui dealent n’importe quoi, ceux qui roulent dans le caniveau, ceux qui finiront sur les trottoirs, ceux qui mourront au coin de moi comme y crèvent les chiens.

Il y a ceux qui promènent leur roquet sur mes trottoirs, celles qui donnent aux pigeons, ceux qui ouvrent leurs manteaux quand passent les fillettes, celles qui vendent au passant ce que d’habitude on prend, celles qui se donnent à n’importe qui pour une poignée de rien, ceux qui prennent de force ce que la société leur refuse parce qu’elle les a jetés chez moi.

Il y a ceux qui se signent en passant devant l’église, ceux qui pressent le pas quand ils croisent le chat noir, ceux qui n’ont pas vu l’aveugle qui ne les voit pas, ceux qui n’entendent pas la prière de l’homme qui a faim, ceux qui reviennent de l’école, ceux qui n’y sont jamais allé et qui ne savent même pas lire mon nom pour retrouver la voie qui mène à Pôle emploi.

Il y a ceux qui attendent le facteur
celles qui attendent une lettre de Paco
ceux qui attendent Carolina
ceux qui attendent un coup de téléphone près de la cabine désaffectée
ceux qui attendent des jours meilleurs
ceux qui attendent le vendredi pour jouer au loto
ceux qui attendent que le feu passe au vert pour traverser ; comme ça, juste pour aller voir ce qui se passe de l’autre coté.

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