La chèvre blanche
Posted on 23 février 2013 in Contes et légendes
Il y a toujours deux chemins pour se rendre d’un lieu à l’autre. Celui de l’aller et celui du retour.
Quel que soit le voyage que l’on ait fait ou la personne que l’on soit allée rencontrer, notre voyage change de sens tout naturellement, mais ici le sens du mot change puisqu’il peut aussi bien indiquer une direction qu’un ressenti.
L’histoire de la chèvre blanche du chemin vieux est à ce titre assez édifiante, mais avant d’aller plus loin dans ce voyage de l’imaginaire, faisons un court instant le trajet sur ce vieux chemin, aujourd’hui fort abimé d’ailleurs, qui relie Le Paven à Correjac.
Dépassons la maison blanche ou jadis, dit-on, des soldats russes trouvèrent refuge. On ne sait pas d’ailleurs à quelle époque. C’était peut-être suite à la révolution d’octobre 17 puisque la personne de qui je tiens la légende de la chèvre blanche avait 15 ans à cette époque. Mais c’était aussi peut-être après l’opération Barbarossa en 1941…Peu importe, il se peut d’ailleurs qu’aucun russe ne soit jamais venu ici, il s’agissait peut-être de polonais, tout ce que l’on sait, c’est qu’ils aimaient boire et tenaient parfaitement leur rôle d’étrangers : on avait peur d’eux parce qu’on ne voulait pas les connaître.
Dépassons “les tioulières ” , ces champs en forme de balcons qui surplombent le petit hameau du Paven, et continuons le chemin que bordent au Nord et au Sud les pâtures entourées de murailles calcaires. Un univers à la dimension de la grandeur des femmes et des hommes qui l’habitaient jadis.
Les murailles sont gigantesques, épaisses, arrondies, leurs formes sont sensuelles. Pas à pas, des femmes et des hommes ont arpenté ces pâtures de misère, glané la pierre pour grappiller quelques pousses d’herbe pour leurs troupeaux. Ils ont ici construit de véritables cathédrales de calcaire, des sanctuaires de pierres ; de tels murs n’ont pas pu être faits pour éloigner les hommes, diviser leurs terres ou marquer leurs différences. Ces murs sont faits pour rassembler, rapprocher. Leur rondeur et leur hauteur font d’eux des forteresses bienveillantes.
Au hasard de l’inspiration du premier bâtisseur, une cabane s’enfonce dans les entrailles du mur, abri temporaire d’un berger surpris par la pluie, havre où l’adolescent épanche son mal être ou refuge secret où les jeunes amoureux vivent leurs premiers émois. La cabane est là, secrète, muette comme ses pierres, feutrée comme les murmure qui ont empli jadis ses murs, moite comme un désir qui trouble l’innocence, parfumée comme la terre forte et rouge de son sol.
Au pèle mêle des pâture, des clapas de tailles diverses se dispersent sur le sol, dernières pierres glanées que les bâtisseurs fatigués n’ont pas pu hisser sur le haut du mur?
Pierres orphelines revenues à la surface par le simple fait de la rotation de la terre et que les bergers ont rangées en de multiples petits tas pour libérer quelques pousses d’herbe?
Ces clapas prennent parfois la nuit des formes effrayantes…
Hasard des murs, harmonie avec le terrain? A mi chemin entre La Paven et Correjac, le chemin s’incurve et les murailles qui le bordent coté sud se font plus épaisses. De gigantesques ouvertures s’enfoncent vers les pâtures pentues ou dansent les ombres de pierre et de bartas chahutées par les nuages qui étirent ou effacent les reflets pales du clair de lune. Tout est prêt pour la grande peur…
Un homme marche, pensif et titubant, ivre de vin et de mal être. Il est tard, très tard. La haut, sous la voute, la lune poursuit son voyage de la nuit. La lune est pleine comme un fût, pleine comme un mercredi. “Saleté de Lune mecrude” se dit l’homme.
Il a toujours entendu dire que la lune du mercredi ne valait rien, mais ce soir, il mélange un peu tout, comme tout les soirs d’ailleurs.
Ce soir l’homme pense à sa propriété, au travail à faire et qu’il ne fait pas, à ce bœuf que le joug esquinte, à sa femme qui est plus savante que lui et qui va encore lui faire des reproches, à ce bouc qu’il va falloir acheter parce que l’autre est trop vieux, aux patates qui font pas, à ce vent qui sèche tout, au vin qui brûle l’estomac depuis que le patron du bistrot a changé de fournisseur.
Tout ça, c’est la faute à la lune : “Luna mecrude, fenna barbuda, cada cent ans ni a prou am una”. C’est son grand-père qui disait ça, le papet qui avait fait la guerre la bas, à l’est. Le mercredi et la lune ne vont pas ensemble, comme la femme et la barbe ou la mousse et le pré, aucun n’apportent gros revenus. Mais ce soir, la lune est plus pleine que nouvelle alors que valent ces contes d’autrefois?
Ce soir, la lune mange les pierres. Ce soir la lune est ronde comme une poupée russe, et gourmande comme une mine. Elle lèche les pierres des murailles comme des îles de caramels flottant sur une crème anglaise, avale toutes crues les dentelles des clapas, d’un seul coup de cuillère de lune. Notre homme frissonne et cherche à se rassurer : “Bougre, c’est pas le moment de s’endormir au clair de lune, sinon gare ; c’est un coup à y laisser son âme.”
Ce soir, il n’y a pas de vent. C’est trop tard pour le vent, dans nos pays, le vent et la lune font pas toujours bon ménage, le vent suit plutôt le soleil, surement pour se réchauffer.
Il y a pas de vent et pourtant les bartas semblent bouger, un en particulier, la bas, dans le pradet. “Un bartas qui bouge sans un brin de vent, ce sera quelque lapin qui se camoufle… ” se dit l’homme qui n’entend pas s’en laisser conter. Il y a bien cette légende que lui raconte souvent le patron du bistrot, mais lui ne croit pas à ces balivernes…
Mais la fatigue, le vin, la nuit, la lune…Il est trop tard pour se poser des questions. Une forme blanche jaillit brutalement de derrière le buisson qui s’agitait tout à l’heure, court vers l’homme en gesticulant et en poussant des cris.
“Nom de dious” jure l’homme en voyant la forme lui foncer dessus. Et le voila qui dessaoule en un clin d’œil, prend ses jambes à son cou, fait demi-tour en hurlant et se lance dans une course effrénée vers Auxillac. Demi-tour toutes, machine arrière et au galop, on va toujours plus vite en prenant la davalade que la montada.
Revoilà les Tioulières, la maison blanche, les premières maisons du Paven, la croix du Grabas et, par un heureux hasard, le patron du bistrot est la, devant sa porte. “Oh mon paoure, oh mon paoure abias rasoun, aqueste cop, l’ai vista la cabra blanca” répète en se signant l’homme effrayé.
Bon prince, le cafetier réconforte notre homme avec un verre de vin et le raccompagne à Correjac. Pas de chèvre en vue cette fois, juste le souvenir d’une belle peur et une jaunisse en devenir .
Ce que notre homme ne sut jamais, c’est que la fameuse chèvre blanche qui l’avait épouvanté était en réalité le cafetier qui, lassé des longues veillées que lui faisait subir son client, s’était ce soir là déguisé en ectoplasme pour l’effrayer, puis, plus rapide que lui, s’en était retourné ventre à terre à sa boutique, ayant pris le pari que le client ferait demi-tour.
On ne badine pas avec la chèvre blanche, et la ruse marcha au delà de toute espérance. A partir de ce jour, la cafetier put passer des nuits paisibles car son client rentrait toujours chez lui avant la nuit tombée.
Enfant, j’ai souvent fait ce chemin pour aller chercher du lait chez ma tante, à Correjac. Et je peux dire que, quel que soit l’éclat de la lune ou la force du vent, j’ai toujours fait un écart en passant dans le virage ventru du gros mur.
Je me forçais à ne penser à rien, si ce n’est que la chèvre blanche n’a jamais existé.
Le temps est passé, le petit chemin est de plus en plus difficile à suivre, les gros murs ventrus de mon enfance s’effritent comme des ruines délaissées quand ils n’ont pas été exterminés par des gros bulldozers pour ouvrir la route à des tracteurs aussi bruyants que laids et démesurés ; des verrues d’acier qui défigurent en un tour de roue un territoire patiemment modelé par l’homme.
Les chèvres sont comme les mouches, quand elles s’ennuient, elles meurent.
Pourtant je sais que la chèvre blanche, celle qui ramena jadis un homme à la raison, a toute sa place dans ce lieu, toute sa place dans l’imaginaire des femmes et des hommes de ce pays .
Dans un univers de certitudes et d’images préfabriquées, la chèvre blanche reste un des seuls remèdes contre le mal qui menace les jeunes générations ; le recul de l’imaginaire et la perte des repères culturels qui voyagent entre les générations au profit d’une acculturation planifiée basée sur la consommation.
Pascaline Granjean raconte cette histoire