Sur le chemin de Saint-Laurent
Posted on 15 février 2020 in La Peste
Jean Quintin n’a jamais été aussi mal en point qu’aujourd’hui sur cette place de Saint-Laurent d’Olt noire de monde.
Le bruit, les gens qui vont et viennent, les animaux, les marchands, les affaire qui se font, l’argent qui circule, qui se gagne et qui se perd tandis que la misère rôde comme un chien enragé qui guette les mollets des paysans fatigués.
Tout devrait pourtant aller pour le mieux en ce jour de novembre de l’an de grâce 1720. «c’est quand même pas le temps qui me fait ça, on est encore à la belle saison». Il fait beau, le soleil se repend sur la place comme un flot de lumière, et c’est justement cette lumière que Jean a de plus en plus de mal à supporter.
Ce matin, il a rencontré cet homme qui venait de Marseille. Fatigué, hirsute et vêtu de hardes, l’homme lui a cédé quelques effets tout à fait convenables en comparaison de ceux qu’il portait sur le dos. Jean n’a pas posé de questions sur leur provenance, ce n’est pas son habitude, et puis les choses iront d’autant mieux que chacun s’occupera de ce qui le regarde. Il a fait quelques affaires en vendant ses pièces de cadis foulées à la lumière des soirées de printemps, il reviendra ce soir à Correjac avec du linge en bon état, et cette jolie mante de laine qui protègera sa femme Marguerite des assauts de l’hiver. Rien n’est plus ordinaire, et en tout cas rien qui mène le besoin de se poser des questions inutiles.
Pour sceller cette patche, les deux hommes ont partagé quelques verres de vin à l’estaminet du coin en échangeant des nouvelles sur le temps, la route, les rues de Marseille infectées de rats qui empoisonnent la vie de gens et le régent qui s’en moque comme d’une colique et qui ne pense qu’à ses fêtes la haut à la cour de Versailles.
Mais le mal qui le ronge aujourd’hui, c’est autre chose. Un mal venu d’on ne sait où. C’est d’abord des frissons, comme des milliers d’insectes invisibles qui courent sur la peau. « c’est pourtant pas le vin, ce ne sont pas quelques verres qui vont avoir raison de moi, je peux porter bien plus que ça et d’habitude le vin me revigore ».
Il y a plus que des frissons, il y a ces douleurs dans les muscles des jambes, et même s’il est parti à pointe de jour de Correjac, et ce ne sont pas trois lieues parcourues en moins de trois heures qui peuvent justifier cette fatigue.
Il y a par dessus tout ça le mal aux genoux et aux chevilles, la tête qui bouillonne comme une marmite et cette grande fatigue. Ce n’est pas la première fois que la fièvre lui serre la tête, mais là il y a quelque chose de plus qui lui coupe les jambes et le force à s’allonger à même le sol, à l’angle de la place…
“C’est ça, s’allonger, se reposer, faire un somme pour reprendre des forces, laisser passer un peu de temps et le vin fera son effet pour chasser cette maudite fièvre” . Les bruits de la foire sont de plus en plus lointains, les voix se perdent dans un mélange invraisemblable de transes et de mots , des voix qui s’embrouillent, prennent des formes, frôlent le feu de la fièvre qui enflamme son corps. Des bruits qui tapent dans ses tempes comme l’enclume du “fabrichou” quand il prépare les fers des labours de printemps. Tout s’emmêle et se mêle dans la tiédeur de l’après-midi qui s’étire doucement sur la place engourdie.
Tout prend maintenant des formes effrayantes, la croix qui flotte sur la maison blanche, les brebis qui se gonflent, le pèlerinage à Nogaret qui glisse dans la boue, les pleurs de la Denise, et le petit Jules qui lui caresse la joue, doucement, longtemps. Cette présence est rassurante, douce, apaisante, il ouvre les yeux ; une chienne qui lui léchait la joue s’éloigne de quelques pas . Il se souvient maintenant, l’estaminet, les habits achetés à l’étranger de passage, et puis cette douleur, le mal aux genoux, la fièvre. “je me sens un peu mieux, moins patraque, mais j’ai du dormir plus de deux heures, le soleil perd de sa vigueur, il faut prendre le chemin du retour ; le temps n’est pas à se mettre à la nuit et Marguerite risque de se faire du mauvais sang...”
Pas question de s’attarder et les trois lieues qui le séparent de Correjac se présentent comme être un épreuve. “Alors comme ça tu es seule? tu es perdue? tes maîtres vont te chercher, s’inquiéter…mais ou veux-tu que je te mène, je ne connais même pas ton nom…Tu as une bien belle robe, je crois que tu t’appelles Fleurette.” Le jeune chienne qui lui léchait la joue le suit depuis son départ du champ de foire, et refuse obstinément de faire demi tour malgré ses gestes et ses cris.
Une brise légère agite les piboules su la rive du Lot. Un vent bienvenu qui apaise un peu la fièvre, juste assez pour se dire que ça va mieux. Un charretier hurle après sa mule qui semble n’en faire qu’à sa tête “c’est le vent, ce vent dérange les bêtes, mais en attendant moi il me fait du bien, si ce n’était pas cette douleur sur le haut de la cuisse.“
Jean a toujours aimé cette route qu’il fait souvent, impatient d’arriver pour déballer sur la table de la maison les trésors achetés à la foire du matin; mais aujourd’hui le chemin lui semble interminable. Le soleil qui joue à cache cache avec la cime des peupliers lui fatigue les yeux et réveille ses douleurs à la tête. “Allez, courage, un peu d’aigua bulia avec un ail et un quignon de pain, et au lit sous l’édredon! Avec l’aide de la sainte vierge, demain tout ira mieux. Dieu merci, mon temps n’est pas venu“
Un berger rassemble son troupeau dans la prairie sur l’autre rive “dix-sept brebis, un joli petit troupeau, et toi Fleurette, dis moi ; tu sais les garder les fèdes? ” Fleurette ne dit rien, elle suit son chemin, indifférente au jappement du chien du berger troublé par son passage. En compagne fidèle, elle a choisi son camp, s’est donné un nouveau maître ; elle suit Jean sur le chemin de Saint-Laurent, tout simplement.
Le soir tombe doucement voila le village de Pratnau, “la moitié du chemin est faite” Jean a les jambes lourdes, sa douleur dans l’aine le lance de plus en plus souvent, comme des coups de marteau qui font écho aux battements de ses tempes malmenées par la fièvre. S’assoir quelque temps adossé à un arbre pour oublier cette brulure, reprendre des forces et continuer d’avancer vers la croisement de la Mothe et se remettre en route.
“Ça n’a pas l’ai d’aller fort mon ami, tu sembles bien fatigué” Un sabotier de Banassac revient lui aussi de la foire et propose de l’accompagner jusqu’au croisement de la Mothe “Ne vous mettez pas en retard pour moi, j’avance à mon aise” “Pensez vous, j’ai personne qui m’attend à la maison et pas de fèdes qui biagent, ça fait toujours plaisir de faire un brin de causette avec un presque voisin…Après, pour Correjac, vous montez par les vignes de la Canourgue ou le chemin de Montferrand? ” “Oui, c’est ça, et après je coupe par le Roucat, la Roquette et ouste, à la maison, mais je peux tout aussi bien croiser par Booz et les vignes de Correjac. Le Lot se passe à gué en cette saison …”
Le temps passe, le sabotier a bifurqué à Banassac, Jean trouve la côte de Montferrand bien plus dure à monter que d’habitude. “Encore un petit effort” Fleurette s’est éloignée de quelques pas et soudain pousse trois petits glapissements ; un lièvre déboule du fourré et file comme un éclair sur le chemin de la roquette. “Laisse Fleurette il est plus leste que nous, il sera à l’Ajuel avant nous“
Enfin la combe et le village la bas, avec ses quelques cheminées qui fument pour cuire la soupe du soir et la couirasse des cochons. La fatigue, la tête, cette brûlure dans l’aine; Jean traverses le village, descend le petit chemin vers le courtiagas sans porter attention à ses deux petits qui jouent la bas, près du hangar où s’entassent les fagots de frêne , monte difficilement les marches de l’escalier de pierre et pousse un soupir de soulagement en jetant son balluchon sur la table avant de s’allonger dans l’alcôve, sur le lit qui l’a vu naître, à vu naître sa mère et sa grand-mère.
La mamette, justement la voila avec sa canne et son sourire édenté, la voila qui danse autour d’un feu avec des soldats en guenilles, la voila qui lui crie après parce qu’il ne l’a pas protégée du feu, la voila qui se jette dans la fontaine en chantant l’Avé Maria.
Elle le prend par les épaules, le secoue : “Mon dieu, mais qu’est-ce qu’il t’arrive? Tu n’as même pas mangé et maintenant tu appelles ta grand-mère? Tu m’inquiètes, tu as du prendre froid et la fièvre te fait déparler” Marguerite lui éponge le front avec un chiffon humide qui apaise quelque peu le feu de la fièvre. Sa chemise est trempée et il y a cette cette douleur qui s’amplifie dans l’aine et qui le lance comme des pointes de feu. Deux ganglions enflammés qui poussent dans le pli de sa cuisse “quelque araignée qui m’aura mordu, demain, en passant à La Canourgue pour rendre sa cape à mon cousin , j’irai voir le chirurgien qu’il y fasse quelque chose et me donne quelque potion dont il a le secret pour éteindre ce feu qui brûle en moi”
Le soir s’étire et se fond dans la nuit. Jean se revoit soldat, puis sacristain, puis enfant de chœur dans une église en feu. L’air se fait rare, acre, il brûle les poumons comme un retour de four.
La mamette s’en va vers le puits du jardin sous la fontaine, elle n’entend rien, elle ne voit rien, elle avance droit devant et s’enfonce dans la nuit.