La lluvia cayó a Téquila

Son las cinco de la tarde sur Tequila, la petite horloge de la place essaye de les sonner, en se frayant un chemin de croix sonore entre les pétards qui propulsent des béliers pour monter l’eau dans les réservoirs.

On ne sait plus trop bien d’où viennent toutes ces explosions dans la cohue de la ville, entre les bombeiros, l’orage, une procession qui se prépare, tout ici n’est que pétarades et chambardements…

On est sur d’une chose, c’est qu’il va pleuvoir bientôt, c’est normal, c’est la saison des pluies et il pleut souvent à cette heure là à Téquila. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, même si des fois on préférerait que la pluie tombe à un autre moment, plus tard, ou ailleurs, mais ça personne ne le décide, et surtout pas à Téquila. De toute façon, la pluie n’a pas duré et la vie d’après la pluie reprend ses droits sur la plaza principal.

Une vieille femme circule de tables en tables sur la terrasse luisante de pluie d’un petit bistro, proposant aux touristes attablés de leur lire la bonne aventure. Mais les gringas ne sont pas là pour entendre jérémier et personne ne veut de ses prédictions qui n’amèneraient que des mauvaises choses. La vieille continue son chemin solitaire de veuve de Tequila.

L’alcool et la guerre se partagent plus ou moins bien cette particularité de faire des veuves, mais les points communs s’arrêtent là ; la Tequila réjouit le cœur de l’homme, la guerre le meurtrit. Ici, comme dans bien des pays vivant de la production intensive d’un alcool, l’agave bleu fait vivre les hommes qui le travaillent et mourir ceux qui le boivent après le travail, le boivent en travaillant ou le boivent parce qu’ils n’ont plus de travail.

Une petit garçon marche à coté de sa mère entre les flaques de la place, il s’applique à bien mettre les pieds dans l’eau, il est sur d’avoir découvert les sources du Rio grande. Flique flaque, le voila Livingstone faiseur de pluie… Une fillette suit scrupuleusement les lignes des pavés, sans dépasser, sans déborder, sans mouiller ses chaussures ni tomber cinquante mètres plus bas dans le Rio Grande qui bouillonne de centaines de crocodiles.

Un homme va et vient sur la place en quête d’on ne sait quoi, il cherche frénétiquement des morceaux de plastique, des pailles que les enfants gâtés ont laissé tomber au sol en finissant leur soda. Il tourne, marche, se baisse, tourne encore, lève les yeux au ciel et reprend sa quête de collectionneur de l’inutile. Il a un beau visage prolongé d’une barbe grise pointue, un peu à la façon de Trotski. La place est sa maison, c’est tout ce qu’il lui reste, la dernière chose qu’on ne lui prendra pas. La place est à lui et quand la quête fatigue trop son corps de pauvre sans logis, il va s’allonger sur la carton qui lui sert de maison, la bas, sous le porche de l’église…

La vieille femme en rouge s’est maintenant éloignée des tables des gringos et attend sur le trottoir. Elle parle seule, elle râle après la pluie et cette flaque d’eau qui l’empêche de traverser la rue. Elle en a plein le dos de faire ce métier, elle le déteste.

Elle fait à contrecœur ce qu’aucune femme supporte de faire, mais qu’elle doit faire quand même faire tous les jours, pour faire comme sa mère ; elle vieillit. Une mama traverse la rue détrempée en traînant son bambin par la main. Elle est aussi grande que lui est petit, ce qu’il fait que ses pieds touchent à peine le sol, mais elle n’en a cure et continue son bonne-femme de chemin en meurtrissant l’épaule de son gamin.

Sur un banc, en face du bar ou flânent les gringos, un couple tourneboule un étrange manège. Des casquettes bleues vissées sur le front, ils regardent les allées et venues en faisant des commentaires. Ils rient, montrent du doigt, s’embrassent sur la joue, rient à nouveau en regardant les gringos et poussent de temps en temps vers eux une jeune femme clouée sur un chariot roulant pour recueillir quelques piécettes qu’elle glisse avec lenteur dans una bolsita llena de su miseria.

Ces deux là ne vont pas bien du tout, on sent de la détresse dans leur rire, on sent que ça va mal, ou que ça va aller surement de plus en plus mal, qu’ils n’ont pas de maison ou qu’ils vont la perdre bientôt, qu’ils n’ont pas de travail, pas un sou de coté, qu’ils n’ont rien à faire qu’à rigoler de trois fois rien sur la place de leur ennui.

Soudain, les pétards s’intensifient, la place s’agite. Une procession arrive par la rue principale, des jeunes filles aux robes d’un bleu intense défilent en dansant, d’autres enfants portent des ballons jaunes et rouges, une fanfare rythme l’allure de cette étrange procession ouverte par deux enfants de chœur. Un prêtre en chasuble accueille la procession à la porte de l’église et bénit les ballons que les enfants lâchent au coup de sifflet du chef de chœur.

Le prêtre invite les jeunes filles en tenue chamarrée, jupes courtes et autres plumes aztèques fixées dans les cheveux de s’abstenir d’entrer ainsi dans la maison du seigneur ; des fois que Jésus voit leur gambettes de trop près… Je m’approche et leur demande ce qui se passe, elle me disent qu’aujourd’hui est la fête de Santiago, le saint patron du village.

Je leur demande pourquoi elles n’entrent pas, elle me répondent qu’elles pourraient, mais qu’elles préfèrent attendre la fin de l’office pour reprendre leur joyeuse procession…. Je me dis que l’église prône des règles bien archaïques, et que Jésus n’avait surement pas détourné son regard des jambes découvertes de la femme adultère que les pharisiens voulaient lapider, mais c’est de l’histoire ancienne et les pères de l’église grands producteurs de saints ont depuis tiré un trait sur la place de la femme dans son sein des saints : mère et veilleuse de vertu.

Dans l’église, un petit enfant a conservé un ballon attaché à son poignet, il le monte vers le ciel comme pour rappeler à Dieu que le sang des hommes est aussi rouge que sont bleues les feuilles de l’agave azul Tequileno.

Le prêtre lit une page de l’évangile de Saint Mathieu, et dans son homélie parle de l’amour infini de Dieu pour les hommes.

Il oublie tout simplement de parler du désespoir de la vieille femme qui ne peut pas traverser la rue, du petit enfant qui a mal à l’épaule, du jimador qui n’en peut plus de supporter son dos tant sa “cao”devient lourde pour lui, du couple qui erre en riant de rien sur la plaza principal, de la jeune femme qui traine son corps martyrisé dans un fauteuil bringuebalant, du collectionneur de l’inutile qui tourne en rond sans rien trouver sur les pavés usés de sa solitude, du jeune homme qui supporte son corps difforme à quelques mètres du porche de l’église. Il parle de l’amour de dieu pour les hommes, mais oublie parler de ces femmes et de ces hommes sans amour qui promènent leur misère en pleine place, dans une villes dont le nom évoque la fête et l’opulence.

Ce Dieu là ne doit pas voir très clair, à moins que sa vue ne soit troublée par la part des anges qui s’échappe des barils de Tequila.

Dix heures du soir, il est nuit sur la place, et les quelques lampadaires diffusent un timide halo de lumière vers les bancs où des formes se fondent avec les ombres de la nuit. Des formes qui se font et se défont comme un ballet interminable dans la faible lueur qui contredit le noir.

On devine des corps immobiles, des corps qui se meuvent et s’émeuvent doucement comme des statues de l’ombre, des corps qui se cherchent, se trouvent, hésitent, ondulent, chuchotent s’unissent et se désunissent, joignent et disjoignent leurs lèvres au liant des serments qui se scellent dans la complicité du crépuscule. Il fait doux maintenant, c’est le temps de se dire des mots pour de vrai, des mots pour demain, des mots chuchotés comme des complots d’enfants sur des folies à venir. Des milliers d’étoiles se bousculent dans le ciel d’après la pluie comme un feu d’artifice pour des noces royales.

Le croissant fin et clair de la lune mercrude glisse doucement vers l’occident.

L ‘amour est là qui flâne dans le soir, les ombres se fondent en entrelacs de corps qui se voudraient ; les bancs bruissent de mille et une promesses dans la nuit tiède de Tequila. Demain, il fera jour sur la place, les jimadors repartiront dans les champs bleus agave recueillir les précieuses piñas, la vieille tendra la main pour lire les lignes de la main, les enfants auront des flaques d’eau dans la tête, le collectionneur reprendra sa quête d’inutile, le couple rira de trois fois quelque chose, et les filles auront des papillons dans la tête en attendant de les poser le soir sur l’épaule de leur galant.

Guy Lévêque, Téquila, aout 2012

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