L’indienne de l’Altiplano n’ira jamais au bal.

 La femme qui marche chargée de paquets sur les rives du lac sacré  ne veut penser à rien si ce n’est au au vent d’hiver qui enflamme ses joues, à la richesse qui ne viendra jamais jusqu’ici, à ces hommes qui frappent leurs femmes quand ils ont bu et implorent miséricorde le lendemain.

Oublier ce train qui mènera peut-être un jour les enfants du plateau vers la ville des espagnols, cette ville qui ment et avale tous crus ceux qui quittent les hauts plateaux croyant que la misère sera moins lourde à porter sous le soleil du Pacifique.

La femme qui marche ne veut rien savoir de tout ça, oublier les morsures du froid, son mari qui s’enivre de Pisco tous les soirs, son fils de vingt ans dont elle était si fière.

Ce fils qui ne partira pas parce qu’il dort tranquillement sous la terre cuivrée de l’altiplano.

Ce fils qui jouait si bien de la trompette et que quelques pauvres  voyous de son  age a soustrait à son amour un soir, après le bal, pour lui voler la poignée de soles qu’il avait gagnée en faisant danser les amoureux. Une vie arrachée pour quelques grammes de terrocal qui  précipiteront leur descente vers les abimes sans fond des désœuvrés sans avenir.

Pour elle, la fête est finie, les bals n’apportent plus  que des mauvaises choses, les gens dansent avec leurs ombres, s’embrassent sans s’aimer, s’accouplent sans amour dans des draps souillés d’ennui comme d’autres prennent un chemin au hasard, sans savoir où ils vont, juste pressés de se perdre un peu plus.

L’indienne se souvient de ce chamane qui avait dit que quand on ne croit plus au caractère sacré des choses, l’esprit qui les anime s’en va et ceux qui les piétinent par leurs danses de morts vivants ne peuvent rien en attendre de bon puisqu’ils les ont vidées de leur sens en faisant fuir leur âme.

L’indienne du plateau n’attend plus rien de tout ça. Son fils à elle danse dans la lumière, son fils mort danse avec les vivants alors que les vivants dansent des danses de mort dans des chambres sans âme.

Elle se demande seulement si, au dernier moment, son fils a crié quelque chose

indienne_vides mots à ses assassins
des mots pour ne pas partir seul
des mots pour dire que c’était pas le moment
des mots pour dire des regrets des mots pour dire qu’il avait mal
des premiers mots que disent les enfants qui perdent l’équilibre.

L’indienne du plateau ne saura jamais ces mots dits en partant. Elle marche, droit devant, su cette voie qui mène nulle part, cette voie qui mènera les autres vers la ville, cette voie qui se projette aussi loin dans l’espace et dans le temps qu’elle divise le monde en deux en séparant le souvenir des morts et l’oubli des vivants.

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