Les trois pères blancs
Posted on 21 septembre 2015 in C'était hier
Il était fréquent dans les campagnes que les garçons des familles nombreuses soient éduqués au séminaire et entrent ensuite dans les ordres.
Cette “coutume” a pris une ampleur toute particulière à Auxillac dont le maire évêque a fait instruire de nombreux enfants lozériens.
Il y avait aussi au village deux ou trois religieuses qui œuvraient dans ces contrées, notamment en Haute-Volta, mais il était plus rare de les rencontrer pour la bonne raison qu’elles ne venaient qu’épisodiquement visiter leur famille avant de s’en retourner sur le terrain ou de se retirer dans leurs congrégations respectives
Cela n’a pas été le cas des trois frères qui se sont “retirés” au village du Paven.
On les appelait les “pères blancs.” Trois missionnaires au parcours singulier dans un vingtième siècle qui a vu se consolider l’effort d’évangélisation en Afrique alors que dans le même temps se distendait, avant de se rompre totalement, le lien entre la métropole et ses colonies.
Mon récit sera plus fidèle à des souvenirs qu’à l’histoire réelle de ces trois hommes. Il n’est pas non plus question d’évoquer en détail l’action historique des pères blancs au travers des deux derniers siècles.
Après vérification, je peux cependant affirmer qu’ils étaient tous trois pères blancs au sens de La société des missionnaires d’Afrique.
Je livre ici pèle mêle des ressentis, des émotions, des réminiscences d’un passé qui s’éveille chaque fois que je passe devant le seuil des maisons où ils ont vécu.
Parler de quelqu’un, c’est s’intégrer dans sa vie, s’y faire une place si minime soit-elle, et j’ai suffisamment côtoyé ces trois pères pour ne pas trahir leur histoire et l’amitié que j’ai pour leur famille. S’il altère les souvenirs, le temps qui passe n’efface pas pour autant les traces que laissent dans nos mémoires la rencontre de personnalités aussi marquantes que ces trois missionnaires. Il m’arrive d’ailleurs souvent de regretter de n’avoir pas assez parlé avec ces personnes, et toutes les autres qui ont émaillé mon enfance. Elles avaient tant de choses à m’apprendre…
Il est difficile aujourd’hui d’imaginer l’effet que pouvaient faire ces trois hommes sur les enfants du village. Leurs grandes soutanes et leurs barbes blanches leurs conféraient une autorité et une aura qui me fascinaient, comme me fascinait l’Afrique où ils avaient passé la plus grande partie de leur vie.
Du plus loin qu’il m’en souvienne, je ne peux pas dissocier ces hommes du soleil, de la chaleur, de l’Afrique et de ses mystères. Des hommes qui suivaient la règle immuable du fondateur de leur société : “Parler la langue des gens, manger leur nourriture et porter leur habit.“
J’avais six ans tout au plus quand j’ai rencontré le père Célestin, le plus âgé d’entre eux. Un homme d’assez petite taille que les gens du village appelaient affectueusement “Priounet.” Cet ancien missionnaire, qui était assez souvent habillé en soutane, déployait malgré son grand âge une énergie considérable.
Il avait la fâcheuse habitude de bousculer les gens avec sa canne lorsqu’il leur parlait, ou de leur pincer le bras, ce qui fait que tout un chacun gardait avec lui une certaine distance. Il était pourtant de bonne compagnie et dune grande culture. Bon jardinier, il vantait souvent les vertus diurétiques du poireau, affirmant que chez l’humain, quand cette fonction d’élimination est opérationnelle, “tout va bien.»
Des trois frères, j’ai longtemps cru qu’il était celui qui avait vécu le plus longtemps en Afrique. Il avait créé une plantation de tabacs et une fabrique de cigare qui lui valut la visite du roi des Belges. Suite à une brouille avec sa hiérarchie, peut-être à cause de ses activités entreprenariales, il a fini sa carrière en Algérie, à L’Hillil. On raconte qu’ Il y avait été missionnaire, bien sur, mais aussi entrepreneur, éleveur, et prodigué des soins aux populations. C’était un photographe remarquable qui avait assemblé un véritable trésor d’images qui feraient aujourd’hui le bonheur des ethnologues et des anthropologues.
Il avait d’ailleurs un frère, l’abbé Louis curé au village du Viala, près de Banassac, qui faisait aussi beaucoup de photos et de cartes postales et venait régulièrement visiter sa fratrie avec sa mobylette bleue.
Célestin roulait dans une Renault 4 L qu’il martyrisait en sur régime au motif que cela nettoyait les soupapes, ce qui rajoutait une couche supplémentaire de singularité à ce personnage que l’en entendait venir de loin.
Il développait ses plaques sensibles et les laissait ensuite tremper dans la fontaine du Paven, ce qui éveillait la curiosité des jeunes enfants qui mouillaient la chemise pour voir le contenu de ses clichés – à l’époque les femmes des populations indigènes étaient très peu vêtues – ce qui, m’a- t-on raconté, déclenchait des scènes de colère et des poursuites épiques dans la rue du village.
J’ai eu peu l’occasion de parler avec lui car il avait un caractère assez changeant et, pour autant qu’il m’en souvienne, ne cherchait pas particulièrement le contact avec les enfants ; tout était donc pour le mieux dans ce petit monde clos du Paven.
Le père Eugène est né en aout 1899. Il n’habitait pas à proprement parler au Paven mais y venait de longs séjours chez son frère Joseph. Un homme de grande taille et de fière allure, fort en gueule, affublé d’une belle barbe blanche et d’un accent qui trahissait son métier supposé de professeur d’anglais dans je ne sais quels lycées d’Afrique, à moins qu’il ait appris cette langue au contact d’autres missionnaires.
Marcheur infatigable, le père Eugène coiffé d’un casque colonial et équipé d’une énorme paire de jumelles parcourait en short saharien les chemins de montagne à la recherche de plantes et de minéraux qu’il ramenait dans une grande musette de toile.
Sa gentillesse et sa bonhomie en faisaient un compagnon agréable et je m’arrangeais toujours pour faire un petit bout de chemin à ses cotés. Il avait tendance à parler seul en faisant des gestes pour ponctuer ses phrases, et une amie me faisait remarquer récemment qu’il était peut-être tout simplement en train de prier, ce qui est fort possible.
Ma tante m’a raconté que durant la guerre (la deuxième), période où il vivait chez sa mère à ses retours de mission, il venait tous les soirs à la prière avec les poches pleines de bonbons pour les distribuer aux enfants du village.
Il avait acheté un vélo demi-course dont il avait retourné, à l’instar des jeunes de l’époque, les guidons vers le haut, un peu façon taureau de corrida, ce qui lui valut au virage de la croix du Coubis un joli vol plané dont il se releva en affirmant à grands renforts de “my god!” qu’il allait tirer “immediately lesson of this experience.” Je mis pour ma part cet incident sur le compte de sa formidable distraction qui le rendait encore plus attachant.
J’ai appris plus tard qu’il avait péri à vélo du coté de Nice dans un accident de la circulation.
Leur plus jeune frère, le père Joseph a été pendant quelques années notre plus proche voisin. Il vivait, dans ce qui est aujourd’hui la perpendiculaire de la rue du Coubis, avec Anne-Marie, une servante qui venait du pays Niçois. Une dame discrète et gentille qui conduisait une petite 4cv verte. Ils passaient l’hiver à Nice et revenaient au printemps vivre au village.
Le père Joseph officiait en Algérie où il avait été, je crois, supérieur du séminaire d’Oran. C’était un petit homme de très grande culture, au teint blanc et au visage lisse prolongé par une fine barbe pointue qui lui avait valu dans notre vocabulaire codé le surnom de “Barbichette.” Il avait pour particularité d’incliner la tète pour regarder son interlocuteur par dessus ses lunettes.
Le père Joseph avait gardé de son passage en Afrique noire une santé fragile, et devait souvent reprendre son souffle pour marcher ou faire de longues phrases qu’il entrecoupait de fréquents “ hem hum” qui trahissaient une gène respiratoire. Il avait du d’ailleurs quitter l’Algérie prématurément pour être soigné, et poursuivre une carrière d’enseignant en Suisse avant de prendre une charge de prêtre dans le pays Niçois.
Pendant deux étés, ma mère s’étant mis en tête de nous faire donner des cours de rattrapage scolaire, j’ai passé aux cotés de mon frère de longues après-midi à faire des dictées, des récitations et de nombreuses rédactions, ce qui lui confère sans doute une part de responsabilité dans mon goût prononcé pour l’écriture.
Il faut dire que le père appliquait des méthodes pédagogiques assez “classiques” – en tout cas assez éloignées de la pédagogie Freinet- et ne manquait pas d’utiliser son éternel béret noir pour nous rappeler à l’ordre en cas de faute ou plus simplement de manque d’attention.
Je ne m’étendrai pas sur les déclinaisons latines qu’il nous faisait réciter en caressant sa barbiche, et des petites interrogations impromptues qu’il nous imposait parfois lorsque que nous passions devant le portail de sa maison. C’est probablement à cette époque là que j’ai fait des progrès considérables dans la mise en pratique de la démarche silencieuse des Sioux.
Il disposait dans son sous sol d’une incroyable quantité de livres ramenés de ses diverses missions, et nous demandait quelquefois de lui faire un commentaire de texte sur un passage de Kessel, Maupassant, Loti ou Camus.
Les livres empilés étaient proches d’une petite ouverture sans fenêtre donnant sur le chemin, et nous poussions l’amour de la littérature jusqu’à faire effondrer régulièrement des piles d’ouvrage à portée de nos bâtons.
Quelques jours plus tard, les piles d’ouvrages étaient remises en place pour une nouvelle opération littéraire punitive, et je n’ai jamais su si cet homme qui avait vécu le tremblement de terre d’Orléansville (aujourd’hui El-Asnam) en 1954 a compris que ce n’était pas les mouvements telluriques ni l’activité de rats imaginaires qui bouleversaient les rayonnages, il est vrai très rudimentaires, de sa bibliothèque envoutée.
Le temps faisant son œuvre, le père Joseph et sa servante ont espacé leurs séjours dans le village jusqu’à ne plus jamais y revenir.
Pour être le plus exhaustif possible, je dois rappeler que les pères blancs avaient une sœur, Maria, décédée en 1929 , elle aussi missionnaire en Afrique où elle a contracté la tuberculose en soignant des malades, mais elle venait peu souvent et rares sont les gens qui se souviennent d’elle au village.
Leur frère Antonin, séminariste, a péri gazé à la bataille d’Hypres le 27 avril 1915. Ils avaient deux autres frères, Victorin le maçon qui a réalisé le socle de la croix du Paven, et Lucien qui fut maire du village d’Auxillac pendant de nombreuses années.
Les pères blancs avaient un autre frère dans les ordres, Louis, survivant de la guerre de 14 où il avait été gazé. Cet homme d’une grande gentillesse laisse le souvenir d’un “saint homme.” Il a officié au Viala (près de Banassac) jusqu’à sa mort en 1982. C’était un passionné de photo qui a réalisé de nombreuses cartes postales. Il n’était pas rare les dimanches après-midi d’entendre ronronner sa mobylette bleue sur la route du Pont de Salmon.
Les trois pères blancs sont partis depuis longtemps sur les chemins de l’au delà, et à ma connaissance, aucun d’eux ne repose sur la terre d’Afrique.
Quand les rayons du soleil inondent les cours et les balcons en imposant le silence au village assoupi, il me suffit de fermer les yeux pour que l’air se colore des parfums de l’Afrique, et la bas, sous les arbres centenaires qui tendent vers le ciel leur branches engourdies, j’entends comme à travers un rêve bruisser l’ombre de leurs pas sur les graviers du souvenir.
Sur cette photo (collection Gérard Fages) sont réunis des curés auxillacois, elle date sans doute du milieu du vingtième siècle. On y voit le père Joseph et sa célèbre barbiche, il est le second à partir de la gauche, porte la chéchia rouge de père blanc et la soutane blanche.
A ses cotés, au centre, son frère Louis, curé du Viala
La Photo est prise au Rhon, dans les vignes d’Auxillac où les prètres avaient coutume de se réunir.