Toinet
Posted on 14 octobre 2015 in Un jour
La haut, l’hiver, la neige mange tout. Les prés, les bois, les rases, les clôtures, et même les pierres.
La neige, c’est un peu comme la nuit, ça enveloppe par tous les cotés, ça borde le monde dans le silence, un peu comme si le monde avait la fièvre. Une fièvre de roul.
Et puis la neige, comme la nuit, c’est pas que du silence, ça fait souvent un vacarme épouvantable.
Ça te fait peur parce que ça te perd. Enfin, c’est pas tout à fait ça, on peut pas dire que ça te perd, mais plutôt que tu t’y perds, et ça vaut peut-être mieux comme ça pour la nuit en tout cas.
Il faut dire que s’il y avait pas les trois autres….
Oui, c’est ça, il faut dire, mais à qui? La mère à trop mal partout de sa vie de misère pour entendre ces choses, les trois drôles et les deux petites aussi, depuis que le père est parti du mauvais mal ; celui qui cloue au lit le jour et plante des pointes dans le dos la nuit.
La nuit et le jour c’était pareil, ça brûlait pareil.
Et puis on ne peut pas tout dire…
Il fait froid, pas un froid de saison, comme si la saison était patronne du temps. C’est son froid à elle, juste un froid de printemps, un froid de nuit avancée où il reste encore du temps à courir avant d’aller ramasser les bêtes, et pourtant pas moyen de dormir. Ça fait trop mal…
Il faut dire que s’ils buvaient un peu moins…
La nuit, c’est trop souvent comme la neige, blanc d’un bout à l’autre : neige blanche, nuit blanche et robe blanche. Blanche comme la robe de Mélanie à la fête dieu. Blanche comme les pétales des boules ne neige qu’elle jetait l’autre jour au reposoir près du vieux four. On prend une poignée de fleurs dans la corbeille pendue autour du cou avec un ruban blanc. On écoute le curé dire la prière du gros livre que l’enfant de chœur lui tend à bout de bras et quand la sœur tape dans les mains, on envoie tous ensemble des poignées de fleurs vers le ciel.
Ça fait comme un éclair de fleurs.
Il y en a de toutes les couleurs, des roses, des rouges, des jaunes et puis les boules de neige de Mélanie. Sa a fine couronne de fleurs blanches et de perles argentées tranche sur ses cheveux de blés dorés.
Les pétales des autres tombent et retombent sur ses épaules comme une pluie de giboulées qui s’est chargée de cent couleurs. « Clap », la sœur a tapé dans les mains, la saison des pluies est finie, tout à l’heure, à l’autre reposoir, près du ruisseau, la saison des pluie reviendra et s’en ira de nouveau, comme l’enfance, mais l’enfance s’est perdue en chemin ; elle ne reviendra pas.
Surtout avec les autres.
Mélanie, un jour lui dire qu’elle est belle, douce comme une caresse de printemps. Oui, lui dire tout ça, quand elle aura passé ses dix-sept ans, au retour des estives. Aller se promener la bas, dans le chemin des côtes, quand les feuilles des peupliers feront miroiter des reflets jaunes papillon sous les tourbillons parfumés du vent d’automne.
C’est une belle saison, la terre s’agourmandit et profite du dernier soleil avant l’hiver qui va venir. On dirait qu’elle fait des réserves, des provisions de douceurs et de parfums avant le froid. Et puis le soleil est pas bien fort, mais il fait de la belle lumière, alors tout ça, c’est sur que ça aide à trouver les bons mots pour se déclarer.
Pas comme ces brutes….
Il faudrait dormir un peu, pour le temps qui reste à dormir, on sait pas trop. Au buron, on marche au soleil, tous les jours la même chose. Dès que le jour pointe son nez, sauter du lit et raviver le feu. On a beau être au printemps, il fait jamais bien chaud dedans.
Le mur du nord est enterré presque aux trois quart pour tenir la cave à température, mais dans la salle, il faut du feu pour cailler le lait et puis tout le reste, faire le repas, cuire l’aligot, la vaisselle, la lessive…C’est long six mois avec ces rustres, loin de Mélanie. Mais elle le sait pas ; une fille de patron ça reste à la maison, ça monte pas dans les estives. Heureusement !
Après, c’est la vie de tous les jours. Le bédélier va ramasser les veaux et les mène à leur mère pour amorcer la descente du lait. Les vaches d’Aubrac sont de bonnes mères, elles gardent leur lait pour leur petit alors ils faut faire vite : le veau commence à téter et le lait vient, le bédélier enlève le veau et on commence à traire.
Il faut faire attention de pas effrayer le veau parce que la mère devient dangereuse, il y en a quelques uns qui ont pris quelques coups de cornes, il y en a même qui y ont laissé la vie, mais l’autre brute est trop malin pour se faire attraper, comme pour le reste…
Le pastre et les autres traient accroupis sur un scéliou, pas le roul, lui il trait à genoux, il faut bien marquer la différence…
On vide le lait dans la Gerle et on joint deux vaches avec le joug pour qu’elles ramènent la gerle au buron. Le cantalès et le pastre la rentrent par la porte basse en soufflant comme des taureaux, le cantalès met la présure et on attend que le lait caille en déjeunant à la fourchette et aux canons de vin rouge que le patron amène tous les deux dimanches avec le mulet.
Il faut bien une heure pour que le lait prenne, alors ça laisse le temps de dire des grossièretés au fur et à mesure que les canons descendent.
Après, on aura le caillé qu’on découpera avec la menòla, on récupérera la gaspe et on mettra le caillé à la casseuse, et puis sous la presse pour faire de la tome qui sera trissée plus tard à la fraiseuse, salée et mise au moule pour faire du cantal.
Après, il faudra laisser le temps faire son affaire…
Vers cinq heures du soir, tout recommencera, la vie du buron, celle qu’on peut dire, et puis l’autre.
Le cantalès n’est pas le plus mauvais bougre, il a même assez belle allure avec sa moustache épaisse et son béret luisant sur le devant à force de l’attraper entre deux doigts pour se gratter la tête. Il est marié, c’est le seul au buron, comme c’est souvent le cas dans la montagne. Le dimanche, il descend voir sa femme, c’est son privilège de maître du buron et quand il revient il rapporte du tabac, des nouvelles du pays et des bâtons de réglisse avec une bague brillante au bout.
C’est lui qui mène les choses du buron, c’est lui qui connaît la dose de présure, lui seul qui sait dire quand il faut séparer le caillé.
Mais pour le reste, il laisse faire.
Le pastre est un peu simplet sur les bords. Il parle pas beaucoup. On dit qu’il aurait eu la méningite quand il était petit et que ça lui aurait laissé des traces dans la tête. Il passe de longs moments assis sur les rochers à regarder faire les vaches et des fois il part dans un grand éclat de rire sans qu’on sache trop pourquoi. Il doit rire du vent, des fleurs ou même de trois fois rien, mais comme Il supporte pas qu’on se moque de lui, tout le monde s’en garde bien parce qu’il est vraiment pas commode quand il se met en boule.
Dormir, juste un moment, pour voler encore un peu de temps à l’innocence….
L’Aubrac au début du printemps, c’est une féerie de tous les jours. L’herbe est épaisse, dense, généreuse, fleurie, parfumée. Le sol est gorgé d’eau, on la sent à fleur et quand on marche, on dirait que la terre se courbe sous les souliers.
Un beau tapis de promenade pour les pieds nus de Mélanie.
Tout ici fleure l’abondance et la force de la vie. L’air est toujours un peu frais, pas besoin de chercher l’ombre, il suffit de s’adosser à une roche. Pour boire, il suffit de se baisser, il y a des rases partout, l’eau est fraîche, elle glisse dans la gorge comme un ruisseau d’avril.
Pour se laver il n’y a qu’à aller dans le gourg là bas, à quelques centaines de mètres, pas loin de la petite cascade.
Le soir c’est tranquille, enfin, jusqu’à ce soir là…
Eux, l’eau leur fait pas grand mal, même pour mouiller le vin, et du vin, ce soir là, ils en avaient bien assez bu, c’est sûrement ça qui lui a mis des idées dans la tête.
Il est venu au gourg et puis il a commencé ses cochonneries, il est fort comme un turc, pas moyen de se défendre.
Il s’est fait faire des choses et il en a faites, des choses qu’on peut pas dire, et il a dit « Si tu parles, tu descendras pas d’ici vivant »
Depuis c’est lui qui fait signe presque tous les soirs qu’il est temps d’aller à la rivière…
Personne à qui le dire… Et puis qu le croira? Le curé en confession? C’est bien la pire chose qui veut que ce soient les victimes qui confessent les pêchés commis par leurs bourreaux.
S’enfuir, c’est ne plus jamais revoir Mélanie, et puis qui fera rentrer l’argent à la maison?
Le jour se lève, un autre jour, comme tous les jours qu’il reste à endurer ici.
L’année passée à la foire de Saint Martin, un colporteur racontait qu’il s’était arrêté la semaine d’avant dans un buron de l’Aubrac, et qu’il avait vu qu’un homme avait gravé sur la porte au couteau « villa des privés d’amour». Le Cantalès lui a dit que c’était un curé de passage qui avait fait ça.
Il a dit aussi qu’il y avait plus de mille burons sur toutes les montagnes du massif central.
Mille burons et aussi des milliers de nuits blanches.
Post scriptum : Ce récit est une fiction, et comme toute les fictions, il ouvre des portes sur des réalités silencieuses qui ne peuvent trouver leur place que dans un ici et un ailleurs aplanis par le temps.
Il n’engage en rien les personnages et les lieux évoqués dans les illustrations. Seule la gravure au couteau existe peut-être encore sur la porte d’un buron de l’Aubrac qui a nourri ma réflexion. L’histoire racontée ici venait d’ailleurs, comme tous les contes qui pour faire oublier la réalité des lieux et du temps commencent souvent par “il était une fois”.