On a bien le droit de rêver en couleurs!
Posted on 29 septembre 2015 in En sourire
“Vous cesserez très vite, je le sais, d’être sensible à la magie des choses.”
Il est tout juste 14 heures 15, en ce premier octobre 1967, et Jacques Bernard Dupont, directeur général de l’ORTF, lance cette prophétie en même temps que la télévision en couleur sur la deuxième chaîne.
Au village, les familles les plus aisées attendent cela depuis le printemps. Les autres s’intéressent de loin à cette nouvelle machine attrape sous et préfèrent écouter les nouvelles sur le poste de radio, pour autant bien entendu qu’on n’y raconte pas des sornettes comme l’autre jour à la veillée.
Tout le monde n’a pas la télévision, et le jeudi les gens se regroupent chez un voisin mieux équipé pour regarder la piste aux étoiles sur la première chaîne en noir et blanc. Une occasion de partager un verre de vin ou une tisane tout en décortiquant des châtaignes ou des noix.
L’après midi, les plus sages ont eu la sacro-sainte permission d’aller voir Zorro chez monsieur Martin.
Il y a un an déjà que les marchands de Rodez affichent dans leurs vitrines de gros téléviseurs couleur, mais le marchand qui nous en a vendu un nous avoue que les ventes ont du mal à décoller. Pourquoi acheter une télévision en couleur alors que l’ORTF ne diffuse qu’en noir et blanc? Ces postes couleur sont très chers et qu’adviendra t-il si le jour annoncé la télévision couleur ne marche pas? Les plus méfiants se réfugient dans une attente prudente.
On dit que les américains ont la couleur depuis 1954, on dit aussi qu’il y a mille cinq-cent téléviseurs couleurs dans toute la France, mais personne n’est allé le vérifier….
Si la couleur tient plus d’un mois, il sera toujours temps de s’équiper pour la Noël.
Mais revenons au présent du futur ; il est quatorze heures et des poussières et dans quelques minutes, l’écran va se parer des couleurs de la vie.
Ça y est, tout a basculé, le monde vient de changer sous nos yeux émerveillés.
Les costumes des quatre notables sont passés du noir au bleu marine, leurs cravates tranchent sur leurs chemises immaculées ; tout est pour le mieux dans ce monde qui nous prépare sans aucun doute de belles pages d’avenir.
La bas, à l’autre bout de la pièce, Ouioui sent venir quelque chose de mauvais. La boite à image de couleur lui met des ombres dans les yeux.
Bécassine ne sait plus à quel saint se vouer.
Le petit cochon enroule sa queue en tire bouchon en se disant que ça va aller mal, la poule rousse replie ses ailes et se blottit contre la cocotte grise qui attend patiemment le jour de Pacques pour mettre ses œufs sur le marché.
La brebis blanche se demande pourquoi dans ce monde cruel les bons pasteurs finissent par mener un jour leurs brebis à la Vilette. La vache à taches noires et blanches sent que son lait va mal tourner, Bourriquet secoue tristement sa lourde tête d’âne en se disant qu’on ne va plus le remarquer, tandis que les canettes blanches tournent en rond dans l’eau turquoise de la mare de l’ennui.
Ce soir, Pierre Tchernia commentera un reportage en couleur, on y verra pour de vrai un largage de parachutistes.
Si ça se trouve, ils vont sauter sur le Vietnam ; on ne va quand même pas rater ça!