La femme qui marche dans la rue

rueIl est huit heures du soir, tout juste dans l’avenue des allées qui mène de la gare à la mairie de Louvain.

L’heure des autobus et des vélos qui s’entrecroisent dans le bal incessant de ceux qui vont et viennent pour aller quelque part.

Une femme marche ; ombre parmi les ombres dans la demi lumière de la ville qui s’agite.

La rue, la pénombre qui dispute les trottoirs à l’artifice des rotondes, l’entrelacs incessant des vélos qui se faufilent entre les trottoirs et le monde qui se croise sans se voir…

Tout est en place, à sa place, sa juste place dans l’avenue qui mène vers la place.

Le soir est là qui suit le cours du jour. Un soir où l’on va au bout de l’avenue, comme tous les soirs dans cette ville pleine de vie.

Une femme marche tout près de moi. Elle parle doucement, comme une qui en a tant à dire qu’elle met à profit ce temps ou ses pas la portent vers l’ailleurs pour libérer quelques bribes de mots ; où pour les enfermer.

Peut-être se dit-elle que les mots sont des barrières qui encadrent le cours du temps puisqu’ils figent les ombres et les lumières avec leur force de mots ; alors elle les lance en l’air comme des dragées dans un après-midi de noces sur le parvis de l’église,  ou comme une poignée de riz jetée vers le ciel par un indigène en peine de gouttes de pluie.

C’est selon la richesse des unes et des autres, mais c’est juste pour voir si les mots se brisent en retombant et libèrent le mouvement.

Mais parfois les mots font mal quand ils tombent sur la tête des gens qui ne sont pas prêts à les entendre….

Ce soir, les mots sont restés en l’air et la passante n’est plus là…

Intrigué, je me retourne et la vois pour la première fois.

C’est une grande femme à la peau sombre comme une qui est née dans les îles. Ses cheveux sont enserrés dans un béret, ses yeux soulignés par  de fines lunettes fixent un point de l’autre coté de la rue.

Elle porte un manteau noir qui s’efface pour dévoiler des bas que prolongent des chaussures à talons. Seul un sac de cuir fauve tranche dans le soir sur ce ballet de noir.

La voila qui repart, revient à ma hauteur en maugréant, me dépasse et continue sa marche.

Elle parle en flamand, dit quelques mots, bougonne, s’arrête et esquisse un étrange mouvement, puis repart dans la cacophonie des lumières du soir.

Il est des moments où l’on se laisse emporter par son instinct, et le papillon qui volette dans ma tête me dit qu’il faut compter ses pas.

Un, deux, trois….le rythme est à la fois souple et saccadé. Quarante, quarante et un, elle parle à quelqu’un qui flotte dans sa tête. soixante et un soixante deux, la voila qui s’emporte.

Quatre vingt-dix-huit, quatre vingt-dix neuf ; cent!

La femme aux couleurs de nuit s’arrête, effectue un quart de tour, lance un pied en arrière, pivote et se fige.

Elle fait les cent pas!

Pas un de plus, pas un de moins. Et quand elle est au bout des cent, l’étrange ballet à cloche pied ouvre le cycle de la marche d’après.

Je la suis, je la vois, je ne peux rien pour elle, mais je veux savoir où la même cet étrange ballet sur le trottoir des pas perdus.

Voila la mairie, la cathédrale, la place noire de monde au couleur de la vie, des gens qui vont et viennent, se croisent et se décroisent dans l’interminable ballet des arpenteurs de vie.

La femme est là sans être là, près de la fontaine, immobile, le regard égaré dans le champ clair obscur d’un soir  peuplé de monstres et de chimères qui trottent dans sa tête.

Elle ne marche plus, ne va plus nulle part, ne voit rien autour d’elle. Sa voix est emportée par le flot des passants, ses cris n’ont pour écho que les bruits de la vie.

Elle regarde au loin, cherchant  dans cet interminable nuit le jour qui ne vient pas.

 

Comments are closed.