Les lavandières d’Auxillac

A vous mesdames qui ont fait belle notre vie.

Le temps qui passe , c’est un peu comme du linge qu’on repasse, à moins que ce ne soit le contraire.

Le temps qui passe, c’est comme une rivière, ça commence quelque part sans que personne ne demande rien.

Ça nait, ça sourdre, ça suinte, ça résurge, ça coule de source, ça se faufile, ça se glisse, ça s’écoule, ça suit son cours, ça se fait un chemin, ça serpente, ça tourbillonne, ça cascade, ça chute, ça tombe sur certains, ça évite les autres comme la vie d’un ailleurs qu’on croit différent d’ici .

Ici, les rivières coulent entre les mains des femmes, tout simplement, et quand les femmes vont à l’eau, le ruisseau résonne de leurs coups de battoirs.

Pour Germaine, Marthe, Thérèse, Olga et toutes les autres, l’eau c’est le temps de la  lessive, le temps du blanchiment des draps, des chemises de flanelle, des linges du petit dernier, de leur linges de femmes qu’elles tachent et cachent au bord du caisson quand l’épicier passe sur le chemin avec une caisse de vin sur l’épaule .

Un linge de femme, c’est une affaire de femmes et de filles, pas une affaire d’hommes.

Ici, le temps c’est un mouvement qui agite les couleurs sur les berges du Chardonnet. Ici tout se mêle, tout perd son caractère. Les tissus qui voilent les corps des unes au regard des autres se mêlent sans pudeur dans la nudité éphémère que laisse entrevoir la symphonie des couleurs fatiguées.

Plus de filles, plus de garçons, des tissus et du savon, des fripes qui se mêlent, se frottent, se frôlent, s’agitent, se tordent et se retordent sous les mains des lavandières.

Le ruisseau suit son cours, se charge de couleurs, de parfums et d’odeurs de savon et de sueur mêlées.

La chemise du lundi et le corsage du vendredi côtoient pour un temps les torchons de la misère dans le bac des souvenirs rafraichis par les rides de l’eau qui efface les marques de la vie sur la trame des couleurs.

Des tissus qui s’empilent comme les jours de la semaine contre les pierres délavés par les assauts du chlore et des savons.

Les femmes parlent et battent le linge avec le sérieux des unes qui voudraient punir la vie qui les fatigue depuis qu’on leur a dit que la bas, dans les grandes villes, les femmes ont des machines qui lavent le linge toutes seules, mais c’est l’instituteur qui le dit,  alors, celui là, c’est un franc-maçon et le curé a dit que ces gens là mentent comme ils respirent, c’est pour ça qu’elles se signent quand elles le croisent dans la rue ; un menteur est capable de tout.

C’est pour ça qu’on envoie pas les enfants à l’école laïque, pour qu’il ne leur apprenne pas à se prosterner devant Belzébuth!

Pour Germaine, Marthe, Thérèse, Olga ;  pas de machine, la brouette de bois qui porte le caisson, le savon et le battoir, le linge dans la brouette avec la petite dernière qui ronge une croute de pain en écoutant sans le vouloir la symphonie des femmes.

Ici, la lessive c’est toute une musique : des mots, des “han“, des rires, des coups de battoirs à n’en plus finir, du linge qui ruisselle et glisse sur la pierre, des genoux qui se mouillent et du mal de dos, des grossesses pas toujours voulues, des soucis qui se partagent, des nouvelles des enfants, de l’ainé qui part au régiment, de la maison à tenir, du travail que les hommes ne reconnaissent pas ; une femme, ça ne travaille pas, ça tient la maison, tout simplement, alors pas de quoi en faire toute une affaire.

Le linge est propre, il est temps de charger la brouette, monter la côte et repartir vers les affaires de la maison. Ce soir les hommes rentreront du travail ou de la chasse, se diront fatigués, s’assiéront et ouvriront le couteau pour trancher le pain et le tremper dans la soupe, comme tous les soirs.

Tenir la maison, ce n’est pas fatiguant alors pas de quoi en parler jusqu’à pas d’heures.

Ce soir, le linge flottera dans le vent sucré qui descend du Catelmas, ce soir la lune est belle, pleine comme une femme à quelques jours de donner la vie, le printemps n’est pas loin.

Ce soir, les femmes iront étendre les draps sur l’herbe du “pradet” derrière la maison.

Rien ne vaut un clair de lune pour raviver l’éclat des draps, et c’est peut-être pour ça que nos mamies  aimaient sourire en regardant la lune.

 

 

 

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