On tue le cochon

On tue le cochonIl fait froid ce matin, un vrai froid de février, un vent du nord à dérusquer les frênes dans l’aire. Il fait froid comme un matin, comme tous les matins, mais aujourd’hui, on tue le cochon.

Pour faire un bon cochon, il faut la bise, le vent du Nord, celui qui fait cailler les viandes et hurle dans les clapas.

Celui qui vient de la haut en haut, passe les montagnes, se charge de froid bien avant Saint-Flour, survole Sainte Urcize, passe par Saint-Chely, puis Saint Pierre de Nogaret avant de venir nous chahuter le béret.Pas possible, ce vent est béni même s’il vient de ces pays des esquimaux qui parlent pas patois et qui tuent pas le cochon, ne vont pas à la messe mais nous envoient quand même le vent. Pour faire froid il fait froid, et plus il fera froid, plus le cochon sera bon. C’est un peu le contraire du reste de la vie où là, s’il fait chaud tout va bien.

Demain, on veut le beau temps, mais aujourd’hui, plus ça va serrer, plus ça va cailler. On s’est levés tôt ce matin, il faut traire, bien sur, comme tous les jours, mais aussi mettre la grande lessiveuse à bouillir sur le trépied. Allumer le feu avec du petit bois. Il faut de l’eau chaude, c’est comme ça, il y a deux moments essentiels où il faut à tout prix de l’eau chaude : la naissance d’un enfant et la mort d’un cochon. Il y en a d’autres, mais c’est pas la même urgence, pas le même besoin, pas le même rituel.

Les hommes ont fini de traire, les femmes ont préparé l’omelette pour les hommes et les torchons pour le travail à venir. En bas, les poules picorent les derniers grains jetés à la volée entre la traite de la Brune et de la Boucharde, le jar blanc tourne en rond, gêné et intrigué par les volutes de vapeur qui s’échappent de la lessiveuse ;  pour lui, ce feu n’a rien de bon. Petit à petit, les voisins arrivent, prennent le café, tirent les plans sur la journée, parlent de celui qui va mourir.

Ils veulent tout savoir, d’où il vient, ce qu’il a mangé, enfin bref, parlent de la vie qu’ils vont lui prendre dans quelques minutes. Le temps du sacrifice est venu, les officiants d’un jour en planifient le déroulement sans failles : “Bon allez, on y va, je rentre dans la sout. Quand il sort, toi tu le prends par l’oreille, toi par cette patte, toi tu le bascules, et toi, mon petit, tu le tiendras par la queue”

Tout se déroule sans faille, à la minute près, la bête sort, les hommes bondissent, attrapent, tirent, trainent, soulèvent l’animal terrorisé jusqu’au banc du sacrifice. Il faut faire vite, l’animal ne doit pas “se carabirer”. En un mot, il ne doit pas avoir peur, sinon la viande sera mauvaise. Pour le bien-être de l’homme qui va profiter de sa dépouille, il faut que la bête meure contente, généreuse, rassurée et heureuse de ne plus vivre…

Le reste se passe dans d’abominables hurlements, le couteau plonge dans la gorge du cochon, les enfants se bouchent les oreilles, le sang jaillit sur les mains de la femme qui remue en grimaçant le seau du sang pour le boudin, le jar blanc tourne en rond en hurlant, les chiens courent dans tous les sens, la bête se carabire et la mort étend l’ombre de ses ailes noires sur le courtiagas.

La bête s’affaiblit, soubresaute, ses yeux prennent la couleur de la vitre embuée, puis se ferment sur ce monde qui a plus que jamais besoin d’elle pour s’alimenter.

On amène l’eau bouillante, on verse, on gratte, on gratte encore, on frotte, on lisse, on toilette l’animal. On le met sur le dos, calé entre quatre estelles.

Avec minutie, le tueur ouvre le ventre de l’animal, deux femmes s’approchent avec une corbeille et des torchons, recueillent la ventrée et s’en vont vers la fontaine la laver

Les hommes découpent la carcasse, donnent des morceaux aux plus petits qui les montent sur la table, la haut, dans la maison.

Il fallait que la bête meure, la bête est morte, tout le reste n’est que travail et routine.

Demain, on ira tuer l’autre bête chez untel, puis jeudi une autre la haut, à Marijoulet, une truie qui a plus de petits. Il parait que si la truie est en chaleur -ça veut dire qu’elle veut qu’un mâle l’aime malgré le froid- on la tue pas parce qu’elle est “de caille” mais parce que que la viande “caille pas”. Il faudrait savoir ce qu’on veut quand même, je trouve cela un peu compliqué…il n’y a qu’une chose de rassurante la dedans, c’est qu’une truie peut être sauvée par l’amour, alors pourquoi se priver d’aimer si c’est le seul moyen de vivre?

En attendant, même si le soleil monte doucement sur Rochalte, Il fait froid, c’est un soleil noir, il y a la bise, ça serre comme pas possible : Un vrai temps de cochon.

La journée va se passer comme une journée de tuaille, puis ce soir chacun s’en retournera chez lui en emportant la précieuse assiette pliée dans le torchon à carreaux. A l’intérieur, un morceau de pourquet, du lard, un tour de saucisse, un fricandeau,deux pièces de boudin et un bout de trouchette pour les tout petits.

Le soleil est couché depuis longtemps ; la haut, la truie de Marijoulet tourne nerveusement dans sa sout en sentant son ventre refroidir.

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