La batteuse
Posted on 22 février 2013 in C'était hier
Aujourd’hui, les poussières d’or virevoltent dans l’aire gorgée de soleil. Il y a quelques jours qu’on attendait la fête de la lumière.La semaine passée, les hommes ont attelé la jument, la grosse blonde, celle qui fait un peu peur tant est haute son encolure, celle qui fait frémir quand elle souffle à pleins naseaux.
La jument à la robe dorée, à la crinière de long fils blancs a fait danser dans les chaumes ses quatre paturons blancs. Elle a longtemps tiré la lieuse dans le soir de Juillet.Les femmes ont empilé les gerbes, les hommes sont venus les charger sur la remorque pour les ranger dans l’aire. Ils ont construit une haute hutte de blé doré. Une hutte pour faire la ronde des gerbes enlacées, une tour de Babel aux mille gouts de pain, une tour pour demain.
Il fait chaud, le moteur a essence fait un bruit d’enfer, tape dans la fournaise les coups de son piston brulant.La courroie de gros tissu huilé single l’air, ronfle, souffle, glisse sur le poulie dans un zigzag interminable, va d’un bord à l’autre, revient, sans jamais dérailler.
Tout le monde est là, c’est le jour, c’est aujourd’hui qu’on dépique. C’est le jour à réussir, le jour du blé, du pain à venir.Le jour de remplir les greniers, le jour de l’an. Les femmes ont mis leur blouse légère et leur chapeau de paille, une est montée sur la machine et coupe la ficelle d’un geste mécanique. La machine avale la paille en grain, la broie, la bat, la trie. La bas, de l’autre coté, un homme tient le sac qui s ‘emplit doucement, tend sa main sous le robinet d’or, laisse les grains glisser entre ses doigts, en prend encore, ouvre encore et encore ses doigts pour sentir le blé glisser, comme de l’huile ; puis s’éveille soudain : le sac est plein. Il faut faire vite, le lier, en mettre un autre et recommencer à caresser les gouttes dorées.
Derrière, la machine crache les pailles d’or, la poussière est insupportable. Un gros mouchoir à carreaux sur le nez, un homme au béret noir râtelle la paille, les femmes crient aux enfant : Poussez-vous, ne respirez pas cette poussière, après vous allez tousser comme des dératés!…Comme si on pouvait vivre toute la journée sans respirer…On est pas des poissons!
Mais qu’est-ce qu’on peut faire nous? tout va si vite. la machine, le blé, la paille, les femmes et leurs chapeaux, les hommes, leurs bérets et leurs chemises à carreaux. Des hommes forts comme des Turcs qui portent sur le dos des sacs lourds comme des ânes morts, les montent la haut, au grenier, là où on a pas le droit d’aller tout seuls parce qu’on se ferait mal.
Pour les turcs, on n’en a jamais vu par ici, mais le papé dit toujours qu’ils sont forts comme des Turcs, alors nous on en est sur, ils doivent être drôlement fort, il parait même qu’il y en a qui portent deux sacs à la fois, un sous chaque bras. J’ai essayé de bouger un gros sac, une fois, deux fois, trois fois…Rien à faire et le papé en rigolant comme un bossu m’a dit “makash bézeff”.. Voila qu’il parle turc maintenant!
C’est moins sur pour les ânes, il parait qu’ils sont lourds quand ils sont morts. Un jour Bambi était malade, il avait le tétanos. Le vétérinaire est venu, il était couché les dents serrées. Il a fallu le déplacer et le véto arrêtait pas de dire “ce qu’il est lourd l’animal” Pourtant, il était pas mort…Remarque, pour nous il s’appelait Bambi, mais l’oncle l’appelait Pompidou, mais il fallait pas le dire pour pas se faire tomber sur le paletot par les gendarmes pour outrage au premier ministre ; ils avaient pourtant pas le même age…
L’après midi s’étire émaillée d’ordres brefs et de quolibets. Les femmes rient et servent à boire, faisant mine de ne pas entendre les sous entendus de leurs hommes, les hommes font semblant de refuser puis boivent à gros goulot le bon vin de chez Lili, celui qui s’appelle “Taille d’or” .
Voila Mamé avec ses cannes et Germaine qui arrivent la bas avec leur tablier de petits points gris et blancs. Elles portent un torchon à carreaux rouges et dedans des tartines de pâté grandes comme des assiettes, faites avec du bon pain, celui du blé d’avant, du blé de l’an passé.
Le pain que le gros boulanger sort des étagères de son estafette, prend le gros crayon à papier perché sur son oreille, lèche la mine, ouvre un carnet tout raturé et marque “deux pains de deux kilos» C’est comme ça depuis des années, le boulanger donne du pain, la famille porte de la farine au moulin, sa farine pour son pain. Le blé s’en va en grains jusqu’au moulin et puis, un jour, revient en pain. A l’école, quand on lèche la mine du crayon, la sœur nous enguirlande, on n’est pas boulangers, pour la mine, on verra plus tard.
On mange les tartines loin de la batteuse, loin de la poussière. Des tartines bonne comme l’enfance à l’ombre du grand noyer, l’ombre où il faut pas rester parce qu’elle n’est pas bonne pour la tête. Je le sais parce qu’un jour des chasseurs avaient fait la sieste sous le noyer et en se réveillant, ils avaient mal à la tête.La tante disait en rigolant que c’était peut-être pas que l’ombre du noyer qui leur avait tapé sur la casquette…
Tant pis, on reste, on va faire le test du noyer. On a faim, c’est l’heure de gouter, de prendre des forces car la journée n’est pas finie.Il reste des gerbes, il reste du blé à battre, des femmes et des hommes à aimer, c’est sur, ce soir, il y aura du blé au grenier, on pourra voir venir, on pourra laisser faire le temps.
Ce soir, on sortira le tourne disque sur la place, on écoutera Tino Rossi, Luis Mariano et George Cantournet, et tout le monde dira qu’aujourd’hui était une bien belle journée…
Bernard Granjean raconte cette histoire