J’ai vu vet homme

J’ai vu cet homme planté sur le trottoir comme une barre une de ces barres dont les braves gens ont vite marre et chassent tout naturellement à coups de barres. Cet homme enraciné sur le trottoir, comme un piquet devant l’étal du boucher. Cet homme qui dévore l’étal des yeux, des yeux qui fouillent, se tendent, scrutent, lèchent et hument les pièces de viande inaccessibles.

Les pièces du boucher que les autres achètent par quelques pièces pour n’en faire qu’une bouchée. Lui n’a rien : pas de pièces, que des yeux pour voir tout ce qui lui manque tout ce qui crie dans son ventre sans oreilles. Ce couteau du boucher qui érafle et découenne son corps fatigué, lacère ses entrailles chaque mouvement de lame est une torture sans fin, une entaille dans sa faim.

Le couteau le lacère, lui prend le peu de peau qui recouvre ses os. Il pourrait se précipiter, emporter un morceau de viande et prendre les jambes à son cou mais il est trop faible et trop vieux pour courir devant un boucher et beaucoup trop maigre pour être malhonnête. Il ne voit rien, que ces pièces de viande et le couteau qui les entaille ; ce couteau qui le tient à trois mètres de la vitrine.

L’homme qui a faim n’entend rien, ne voit rien, ne voit pas passer tout près de lui la femme qui n’a pas faim. Je ne l’ai pas vue non plus quand elle est passée à ma hauteur.  Maintenant je la vois qui marche devant moi, drapée dans son haïk ; ce voile noir brodé de blanc qui ceint trois fois son corps dans un savant dessin. Une manche d’habit rouge que prolonge une main joliment halée de cuivre dépasse du Haïk. Son pas est souple, ample, nonchalant et tranquille.

On ne sait rien de son age, de son air, de ses yeux, de son cou ni de ses seins.  On ne devine rien, on ne voit que le revers noir de sa beauté ressentie. Elle marche et ondule, chaloupe et balance son bras avec l’élégance du serpent de Baudelaire celui qui danse au bout d’un bâton. Mais l’homme se fout du serpent qui n’amène que des mauvaises choses ou des pommes de Sodome qui empoisonnent les hommes. il se fout tout autant des bâtons qui servent à le chasser.  Il se fout encore plus de Baudelaire qu’il ne connaît pas. Il se fout enfin de cette femme qu’il n’a pas vu, ne voudra pas, n’aura pas et ne connaîtra pas.

Pas plus qu’il ne connaîtra la douceur des caresses des femmes aux parfums délicats.  Ces filles aux mains si chaudes qu’il n’y ait que la lune qui soit plus froide. Ces femmes aux cheveux couleur de nuit intense qui enduisent, la bas, au hammam, les dos des hommes alanguis des huiles les plus fines.

Lui ne connaît que la faim et les coups.  Son corps lui pèse tant il manque de poids, tant il crève de faim. Son corps, c’est le carcan qui le cloue là, à trois mètres de la vitrine. Je marche, je me perds, je perds de vue la femme gazelle, le trottoir, je longe les ficus et les orangers amers. Je marche, je traîne, promène mon ennui dans les rues engourdies de soleil, et reviens sur mes pas près d’une heure plus tard

L’homme est toujours là, planté a trois mètres de l’étal.  Son vieux corps fatigué penché vers l’avant pour humer encore plus fort le fumet de viande froide. Son nez et ses yeux ne font qu’un pour parfumer sa pauvre salive d’une illusoire bouchée de la pièce du boucher. Je passe près de lui, sur qu’il ne m’a pas vu et pourtant, mon ombre dans la vitrine l’a tiré de sa torpeur affamée.

Il tend la main, Trop tard, je suis passé, j’ai mal vu, j’ai pas vu, je suis pas pris. J’ai vingt dirhams dans ma poche et pourtant je ne m’arrête pas. m’engouffre sous le porche de l’hôtel et me hurle dessus .  Quel con ! C’était ton frère ! Pourquoi tu t’es pas arrêté ? Vingt dirhams, il achetait un sacré morceau… A ce moment là, le muezzin lance son appel qui éclate dans ma tête comme une orange amère.

Allah est grand, il est partout, il est bon et miséricordieux,  il est charitable et pourtant, le jour où le dieu d’Abraham a distribué la terre promise, partagé ce pays de délices entre les hommes de bonne volonté cet homme là devait dormir, ou n’a pas entendu tant son ventre était affamé. En tout cas, elle ne lui était pas promise, ou alors il traîne comme un fardeau la malédiction de Moïse ; à moins qu’il ne se soit tout simplement réveillé à la fin du partage, quand il ne restait à éponger qu’une vallée de larmes.

Je peste, je rage mais je n’y retourne pas, maintenant l’homme me fait peur, il me renvoie à ma propre faiblesse.

Il me revient en plein visage comme un boomerang mal envoyé. Ces quelques vers de Victor Hugo sur les mendiants en terre sainte résonnent encore dans ma tête :  « Ne les piétine pas, ils t’appelleraient chien Ne les méprises pas, car ils valent bien… »

Agadir, Rue Hassan II, mai 2012.

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