Seis de la tarde calle del Gante
Posted on 23 février 2013 in C'est la vie
Seis de la tarde, il est six heures du soir à Mexico.
Au bout de la calle del gante, tout près de l’avenida del 16 de setiembre, des passants s’agglutinent autour d’un groupe qui joue une musique des plus agréables.
Flâneur pour une ultime soirée sur la terre de Frida Kahlo, avec en poche quelques pesos et deux heures à tuer antes de comer una última comida mexicana, je m’approche tranquillement du lieu d’où monte la musique.
Il y a du monde sur les trottoirs et les bancs qui bordent la rue piétonne, et quelques couples dansent sous l’œil attendri des passants, jusque là, tout est tout simple et banal comme un vendredi soir mexicain. Je ne vois encore pas les musiciens, mais suis très vite entrainé par leur musique, elle est belle, rythmée, syncopée…
La voix du chanteur et le contrechant de la choriste sont parfaitement accordées. Je m’approche pour voir les artisans de ce joli moment de musique. Ils sont six, leurs instruments sont usés mais bien tenus, la grosse caisse de la batterie est percée et rafistolée avec de l’adhésif d’emballage, mais le son est correct au milieu du brouhaha des passants et des ronflements des voitures toutes proches sur l’avenida.
Me voila conquis, j’écoute la musique latino qui sonne haut et clair dans cette rue en fête. Je regarde le batteur, il est si concentré sur son travail qu’il en ferme les yeux, c’est du moins ce que je crois car mon regard se déplace de musicienne en musiciens et je me rends compte qu’ils ont tous les yeux fermés ; Ils sont aveugles.
Des couples tournent, dansent et ondulent au rythme de leur musique, des couples de tous ages, d’étranges équipages qui se font et se défont au fil des chansons de plus en plus vivantes. Il y a là un grand bonhomme, maigre comme un escogriffe tout droit sorti du grand Meaulnes qui danse avec une dame et fait virevolter sa jupe verte et noire de mamma mexicaine.
Un vieux monsieur avec d’épaisses lunettes fait danser une jeune femme en veste dorée. Il y a la une femme qui rit aux éclats en donnant le pas à un vieux monsieur trahi par ses jambes qui dansent comme elles peuvent.
Quelque chose de grand vient de descendre sur cette petite place. Ce n’est plus la calle del Gante mais la calle del gigante…On sent qu’il va arriver quelque chose d’unique, qu’il faut ouvrir grand tous ses sens pour prendre à plein bonheur ce moment inattendu.
Les musiciens jouent parfaitement, le ton est juste, le rythme soutenu. Ceux là n’ont pas besoin d’avoir des yeux pour éclabousser de joie de vivre autour d’eux. Ils n’ont pas d’age, ou sont entre deux ages, qu’importe : ils ne voient pas passer les ans, ils les sentent passer, tout simplement…
De temps en temps, une jeune femme en veste et pantalon de jean arrête de danser avec un jeune homme à casquette et leur porte à boire, je la regarde et m’aperçois qu’elle n’a qu’un œil. Elle leur sert de canne blanche, leur prête cet œil qu’elle pourra toujours fermer le jour où elle ne supportera plus le regard des autres. Elle danse bien, elle est élégante et bienveillante avec le jeune inconnu qui a un mal fou à suivre le rythme mais rigole à la cantonnée pour dire à tous son bonheur du moment. Les chansons se succèdent, toutes belles, toutes parfaitement interprétées.
Musicien, je suis ému par une telle qualité de travail, d’autant plus qu’ils changent d’instrument à chaque morceau, à l’exception de la percussionniste qui maîtrise parfaitement son instrument et ne le cède à personne. Je repense aux aveugles de Baudelaire qui gardent les yeux levés vers le ciel, ces quelques vers me viennent en tête “pareils aux mannequins vaguement ridicules…”.
Ces aveugles là sont magnifiques, et n’ont pas besoin d’yeux pour illuminer la rue. Qu’importe de voir les danseurs… ils entendent virevolter les robes et s’accélérer les souffles, ils se contentent de donner du bonheur, tout naturellement.
Ce bonheur donné, c’est leur façon à eux de voir le monde, et ce monde là est beau comme un réverbère allumé dans la profondeur de leur nuit. Entre deux morceaux, ils chuchotent entre eux le choix de leur prochaine chanson.
Soudain, la chanteuse éclate de rire, elle rit à n’en plus finir, à n’en plus pouvoir, elle rit dans le micro. Son rire sonne comme un espoir, comme la poulie du puits du petit prince, comme les sonnailles d’un grand troupeau provençal. Il coule comme la fontaine de Siloë, comme un ruisseau d’avril qui réveille les pierres engourdies par les longues nuits d’hiver. Elle rit de bon cœur, aux éclats, sans savoir qu’on la regarde rire, comme ça, pour le plaisir qu’elle est en train de se faire à chanter ici, pour la chanson à venir, pour toutes les belles choses qu’il lui reste à entendre, les bons moments à donner, la musique qui l’enivre.
Je m’éloigne du groupe, leur musique plein la tête. Je suis léger, je suis bien, je viens de vivre un pur moment de bonheur dans la calle del Gante ; je dois partir maintenant. Des moments aussi sublimes ne doivent pas durer pour garder toute leur saveur, ils doivent passer comme des ondées qui apportent juste ce qu’il faut de pluie pour sentir la fraicheur du présent.
Dans ma tête d’enfant résonne une chanson qu’un vieux monsieur du Paven chantait autrefois quand il fauchait le pré : ” je suis le vagabond, le marchand de bonheur” Ce soir, calle del Gante, il n’y avait pas besoin de pesos pour en acheter plus que de raison… Ahora, son las siete de la tarde en la calle del 16 setiembre, les gens vont et viennent, le rire de la chanteuse résonne encore dans ma tête comme le grelot d’un cirque qui s’éloigne doucement dans la nuit.
La caravane est partie sans moi, ce n’était pas mon voyage, ce n’est pas ma roulotte, c’est leur vie et ils m’en ont offert un petit bout avant de reprendre leur long chemin de passagers des ombres.
Demain, il fera jour pour tout le monde.
Mexico, aout 2012