Le marchand d’olives a du vague à l’âme

Le vendeur d’olives a les yeux dans le vague. Plus que ça, il a du vague à l’âme et ça se voit dans ses yeux, des yeux bruns comme des olives noires.

Fichu métier dans ce souk ou chantent les couleurs.Tout a l’heure, un homme est passé furtivement et a chipé une olive, comme ça, juste pour la goûter.

Patatras, le tas d’olives s’est effondré.L’homme a dit “pardon”   sans plus, juste pour les olives. Lui, il a dit c’est pas grave! Il sait qu’Allah est grand et pardonne à ceux qui bougent les olives sans mesurer les conséquences de leurs actes.L’autre a dit “Bienheureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde”  La miséricorde pour une olive bougée sur le tas? Quelle miséricorde? Qui a bien pu dire cela?

L’homme dérangeur des olives a continué et à dit à sa femme “Il y en a qui sont à plaindre” .Elle a soupiré : “Toi quand tu t’y mets...” , et elle a pas fini sa phrase.

Ça, le vendeur d’olives ne peut pas l’encaisser…

Des gens qui commencent à parler et finissent pas leur phrases? Un peu comme si lui il commençait un tas d’olives, un cratère à l’envers et puis qu’il le laisse en plan.Il n’y a pas de miséricorde possible, ni pour les tas d’olives pas finis, ni pour les phrases à moitié dites.mots

Une phrase, c’est comme un tas d’olives. Si on veut que les autres l’aiment, il faut de chaque lettre brille comme un fruit neuf, que les mots soient bien rangés, que les lettres soient parfumées, que ça soit beau à voir, un plaisir pour les yeux.

Une phrase, ça a des courbes, des lignes, c’est comme une danseuse, ça ondule, se tord, se redresse. Ça vit puisque ça donne envie.

Alors, les gens qui finissent pas leur phrase aiment pas la musique, ils aiment pas non plus les couleurs, et ici il n’y que ça.Des couleurs, de la beauté, des épices à perte de vue, des tas d’épices qui brillent comme autant de petits mots envoyés en l’air et qui retombent en ordre parfait.

Des mots papillons multicolores qui virevoltent autour de rubans d’alphabet, mais aussi des mots papillons de nuit, dits plus doucement, dans un souffle assez léger pour pas éteindre la bougie qui abrite les émois des amants alanguis.

D’ailleurs, les mots ça peut chanter comme des couleurs, ça peut être sucré comme des épices.Ça peut aussi être amer ou rugueux parce que c’est vrai, comme les mains d’un paysan qui cueille des olives.

Ça peut être doux et coloré comme les mains huilées de ces femmes du hammam qui vous caressent le dos comme des voiles de lune, de là à dire que leurs mains ne sont pas vraies…Il y de quoi se demander si, parfois, il faut finir toutes les phrases….

Les mots, ça peut être bleu comme une orange, ça peut être rouge quand ça gueule la colère, ça peut être un peu safran quand c’est ni bleu ni rouge, quand c’est des demi-mots, des mots dits à demi ou des mots à demi dits…

Les mots, quand c’est rangé dans une phrase, c’est un peu comme une rangée d’épices, pointu comme des pyramides, rond comme des poitrines pleines de vie.

Les mots, il faut pas non plus trop les mâcher car on peut se casser les dents sur leur contenu-noyau à moins de ronchonner ou de persifler, mais c’est mauvais quand même. Le problème, avec les mots, c’est d’en prendre un peu et de laisser le reste, ça fout un peu le tas en l’air ; il faut tout recommencer  et il y aura toujours un bras cassé des mots   pour s’excuser d’avoir bousculé la phrase.

Fichu métier que de vendre des olives.Demain matin, tout recommencera : les olives, les épices, le marché, les passants maladroits ; et les femmes qui finissent pas leurs phrases.

Ça, le vendeur d’olives a du mal à l’encaisser.

Souk d’Agadir, mai 2012.

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