Il est midi en Europe
Posted on 24 février 2024 in Non classé
J’ai écrit cet article en 2013, à l’occasion d’une conférence à deux voix avec Philippe Busquin, il pointe les germes de la dérégulation eu Europe et l’abandon des plus fragiles.
Il est midi à Berlin, le soleil plombe sur Kaiserdamm Bismark street. Pour Éva, ce soleil n’a rien de bon, pas plus que les oiseaux qui emplissent de leurs chants les arbustes de l’allée. Ici comme ailleurs, les jours de deuil sont toujours trop bruyants pour ceux qui pleurent un être aimé.
Éva se souvient de ce temps béni où son père la tenait par la main pour descendre cette avenue, ce père tant aimé qui lui racontait souvent que le 9 mai 1950, le jour de sa naissance, Robert Schumann, un français au nom allemand, avait prononcé un discours qui allait réunir tous les européens autour d’un objectif de paix et de prospérité.
Aujourd’hui, le charbon et l’acier ne lient plus entre eux les femmes et les hommes du continent, les hauts fourneaux n’emplissent plus que quelques vallées de leurs fumées tenaces, les poulies des puits tournent au ralenti pour nourrir l’illusion que le charbon peut être une alternative au nucléaire, les fanfares se sont tues et les multinationales de l’énergie fêtent en silence les autorisations d’exploiter les gaz de schistes y compris par fragmentation…
Éva passe tout près d’un des derniers Kiosque à journaux de la ville, son regard se perd dans le fatras des encres et des couleurs, et s’arrête sur un titre du Der Spiegle « un européen sur dix est privé d’emploi ». « Vingt-six millions d’hommes et de femmes qui se lèvent tous les matins sans savoir de quoi sera faite la journée du lendemain» se dit Éva « Vater n’aurait pas aimé voir ça… »
Il est midi à Vienne, il pleut comme un jour de pluie malvenue, mais la pluie est-elle la bienvenue dans ce pays? Les façades du la rue Maria Theresen strasse grisaillent sous les gouttes de l’ennui. Karl déteste ce temps qui ne dit rien qui vaille. Son regard se perd sur le trottoir d’en face, une fleuriste, un libraire et le vitrine du marchand de télévisions.
Dix sept écrans relaient en boucle le discours du chef du parti d’extrême droite. Il parle d’autrichiens de souche, d’émeutes ethniques à venir, de cartes spéciales que l’on devrait imposer aux étrangers et sur lesquelles seraient recensés leurs délits, de gens qu’il faudrait renvoyer d’où ils viennent.
C’est la fin du discours, l’orateur se félicite de la force qui monte dans son pays : « Aux législatives de 2008, un jeune sur deux a voté pour l’extrême droite. Chez les moins de 40 ans, nous sommes de loin le premier parti, Eh oui, l’avenir est ici et il faudra compter avec nous». Une publicité pour une assurance décès rajoute une couche de morosité à cette mascarade populiste.
Karl passe son chemin, longe le trottoir et frémit en regardant les des caves solidement protégés par des barres de fer forgé, ces caves dont on dit qu’il n’est pas rare qu’elles abritent des regards un portrait du Führer.
Karl presse le pas vers l’université, Franz vient de l’appeler pour lui dire que la nuit dernière, un groupe de militants a saccagé le petit local de leur syndicat de l’union des étudiants d’Europe. Karl se souvient de cette phrase de son père « Ici, tout est symbole » Il sait combien ce geste est un signal fort envoyé à 49 organisations nationales étudiantes de 38 pays d’Europe et aux 11 millions d’étudiants qu’elles représentent.
Il est midi à Athènes. De sa fenêtre, Nikos apaise son ennui en regardant les ruines de l’acropole briller sous le soleil.
Son regard s’attarde sur l’Agora et le Théséion. « Ils ne nous ont pas encore demandé de les vendre ».
Malgré la douleur qui ronge son ventre, Nikos se dit que c’est d’ici qu’est partie l’étincelle de la pensée critique qui a éclairé le monde occidental pendant deux millénaires…
Éclairé…Nikos a de plus en plus de mal à y croire, et pourtant ces vingt-cinq années d’enseignement de la philosophie ont été pour lui une mission plus qu’un métier. « les hommes ne savent plus voir autre chose que ce qu’on veut bien leur montrer, comme dans la caverne de Platon ».
Nikos pense à Diogène, et à sa vie de misère « Pour lui, c’était un choix, pour moi, c’est une conséquence… ». Que peut apporter un midi quand il n’ouvre plus rien d’autre que le chantier de la souffrance. Le système de santé publique est par terre, les produits nécessaires pour soigner le mal qui le ronge sont fabriqués en Allemagne et le fournisseur a décidé de stopper ses livraisons vers un pays exsangue qui n’a plus en commun avec ses partenaires qu’un monnaie pour rembourser des dettes.
Pas de quoi se consoler, mais Nikos se souvient que la Monnaie était un bâtiment de l’Agora d’Athènes aujourd’hui disparu du regard des habitants, seules les dettes sont restées…
Nikos se demande qui est vraiment malade, il se souvient de ce que disait Socrate : « Et ne crois-tu pas que cette bonne santé puisse n’être qu’une apparence, sans rien de réel ? Je vais te donner un exemple : il y a bien des gens qui ont l’air d’ être en bonne santé, et on aurait du mal à comprendre qu’ils sont en fait en fort mauvais état si on n’était soi-même maître de gymnastique ou médecin» Et si c’étaient ceux qui portent des jugements sur la santé des autres qui étaient les plus malades…
Il est midi à Varsovie, Danuta suit le chemin que suivent tous les dimanches 58 % des polonais, la route du retour de l’office dominical. Ici, l’église a pris de plus en plus d’influence après la chute du communisme. Impossible de déplacer une croix sans déclencher une émeute.
Danuta a entendu hier soir sur TOK FM la philosophe polonaise Halina Bortnowska déclarer « un état moderne doit être un état laïque, car seul la laïcité crée les conditions nécessaire à la coexistence de la pluralité des points de vue,
mais la laïcité ne saurait être confondue avec la laïcisation, entendue comme une tentative d’effacer la présence de la religion comme ont pu le faire les pouvoirs communistes ».
Douter n’est pas très catholique, ici le dogme fait foi…Pourtant Danuta reste convaincue que la laïcité est le principal outil qui permet aux femmes de s’émanciper du pouvoir des structures patriarcales des religions monothéistes, c’est du moins le sujet d’un débat en travaux dirigés à l’université, mais là encore rien n’est gagné.
Ici, l’église peut faire limoger un ministre quand elle le veut, et les pouvoirs publics mettent de plus en plus d’entraves à l’avortement, même lorsque la vie de la mère est en danger…L’église avait d’ailleurs menacé d’amener les chrétiens à se prononcer contre l’adhésion de la Pologne à l’Europe si l’avortement était autorisé dans le pays. Dans les rues de Varsovie, il y a quelques mois, des affiches géantes comparaient l’avortement aux massacres commis par les nazis à Auschwitz.
C’est la deuxième fois en quelques années que la Pologne est sanctionnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour des faits liés à la mauvaise application de sa loi sur l’avortement. Aux dernières législatives, les militants de la droite la plus radicale ont silloné le pays en délivrant aux candidats les plus hostiles à l’avortement «un certificat de candidat favorable à la famille et à la vie», ce qui revient à donner une consigne de vote aux croyants.
Danuta passe son chemin, le ventre tendu par huit mois de grossesse et le cœur ensoleillé par les coups de pieds reçus de temps en temps dans son ventre forteresse ; son petit est vivant, Dieu merçi.
Il est midi à Londres ce mercredi 17 avril. La bas, derrières les murs hermétiques de la City, les traders font grise mine pour un temps. Ici les nouvelles vont et viennent et les humeurs changent au rythme du Financial Times Stock Exchange, mais ce midi n’ouvre pas la carrière d’un après-midi comme les autres ; aujourd’hui est pour eux un jour de deuil ; on porte en terre la dame de fer.
Bobby n’a que 32 ans, et pourtant il y a trois jours, il était à Trafalgar Square pour fêter la mort d’une « vampire suceuse de sang qui a vidé l’Europe de son sens. »
Trente deux ans, un bien triste anniversaire que celui du bras de fer inhumain gagné par la dame de fer au détriment des grévistes de la faim irlandais : dix morts pour rétablir la grandeur de l’Angleterre, dont un député.
Bobby n’en peut plus de vivre les scories de cette ère qu’il n’a pas connue. Onze ans d’un pouvoir sans concessions, des syndicats à terre, des familles de mineurs exsangues, une guerre pour quelques rochers et une reconquête de prestige, le culte de l’individu et son opposition au groupe, le mythe de l’état providence à terre, la négation du collectif : There is not alternative !
Bobby sait qu’en 1979, deux ans avant sa naissance, Maggy a lancé cette terrible malédiction « I want my money back», la phrase qui tue, la phrase qui a mis l’Europe à genoux, éteint le lanterne des solidarités, ruiné les espérances d’une harmonie sociale, politique et fiscale.
Aujourd’hui, trente quatre ans après, l’Angleterre ne s’est pas remise de ce virage au frein à main. Il y a quelques jours, le président Baroso a déclaré : “On se souviendra d’elle pour à la fois ses contributions et ses réserves vis-à-vis de notre projet commun” . La dame de fer a tourné le dos à l’Europe, les anglais aussi.
Tout à l’heure, près de la cathédrale Saint-Paul, en mémoire de Bobby Sants et de toutes les victimes des violences de la politique ultralibérale de la dame de fer qui mena une lutte féroce contre les communautés ouvrières, Bobby, le fils de mineur du Lancashire, tournera pour la première fois de sa vie le dos à un cerceuil.
Il est midi à Bruxelles, la ville d’où tout vient, la ville ou tout revient, la ville qu’on voudrait tous oublier tant on l’accuse de mille maux…
Cette ville omniprésente et omnicoupable dans les discours des hommes politiques qui la prennent comme bouclier pour abriter leurs lâchetés.
Midi, ici on commence à travailler quand le soleil est au zénith, à l’heure des repas.
Gatien sait qu’ aujourd’hui il n’aura que vingt minutes pour développer autour d’un déjeuner d’affaires ses arguments et peser sur l’écriture du livre blanc sur les pesticides et autres herbicides que des illuminés d’écologistes essayent de faire interdire sur le territoire de l’Union.
Gatien le sait, comme son frère jumeau qui déploie des trésors de conviction au sein d’une équipe de quinze collègues convaincus à la cause des OGM sauveuses de l’humanité. Dix sept mille lobbyistes à Bruxelles pour 754 députés, 30 000 fonctionnaires, 5000 diplomates et mille journalistes, les places sont chères et on ne peut pas inviter tous les jours un acteur clé qui fera basculer la décision vers plus d’ouverture, plus de libéralisation du marché et qui fera passer comme lettre à la poste un rapport ou des analyses réalisés avec les financements de la multinationale qui fabrique les produits analysés.
Cent-cinquante euros. Il s’agit de la valeur maximale légale pour les cadeaux que toute personne peut offrir à un parlementaire européen, que ce soit de la part d’une personne préoccupée par son bien-être, d’un admirateur ou d’un lobbyiste représentant les intérêts d’un groupe de multinationales. Toutefois, il n’y a pas de limite concernant le nombre de cadeaux de 150 euros qui peuvent être offerts ou sur la valeur des cadeaux destinés à ses assistants.
Il est midi à Budapest, Diegano descend la rue Eygetem qui mène à l’université, la bas, le danube poursuit son cours vers la mer noire
Diegano est né la bas, dans la petite ville de Devecer, où toute sa famille vit terrée dans la crainte des violences depuis ce jour d’août 2012 ou des groupuscules d’extrême droite ont attaque le village, lancé des morceaux de béton et d’autres projectiles sur des maisons habitées par des Roms en les traitant de « grands parasites » et en appelant à les éliminer.
La police n’est pas intervenue pour faire cesser ces violences et on ignore si elle a procédé à des arrestations. Diegano à la gorge serrée quand il pense à quel point le parcours a été difficile pour lui pour entrer à l’université. Quelque chose de mauvais en travers de la gorge, quelque chose de mauvais qui l’empêche d’avaler…Les entraves et les brimades, le regard méprisant des autres étudiants et les sacrifices de son père qui trime la bas dans les champs pour une poignée de Forint, sa mère qui récupère des plastiques pour le vendre une misère et ses deux sœurs qui ne voient s’ouvrir pour avenir que la dépendance à leur maris.
Diegano a toujours cru en l’Europe, il se dit européen et fier de l’être malgré le rire sarcastique des étudiants de bonne famille. Il fait partie d’une communauté de douze millions de personnes réparties sur tout le continent, et c’est bien là le problème.
Cette communauté n’occupe pas un territoire compact, et donc à ce titre ne bénéficie pas de la protection d’un état parent. Il sait que dans certains pays, la minorité Rom n’est pas reconnue en tant que telle alors qu’elle y est implantée depuis des siècles. Il se souvient de ce que lui disait ce français qui était venu intervenir à l’université autour d’une programme européen.
Lors d’une expulsion de Roms à l’aéroport de Lyon, l’enseignant avait été choqué par le phrase d’un de ses voisins roumains qui, en voyant les policiers escorter des jeunes roms vers l’avion pour Bucarest s’étonnait que l’on reconduise dans son pays ces gens là « qui ne sont pas des hommes… »
Il est midi à Granada, le soleil d’Andalousie fait chanter les ocres de l’Alhambra, les ruelles de l’Albaycin fondent sous la chaleur et leur blanc fait écho aux neiges qui s’accrochent encore aux sommets de la Sierra Nevada. Tout est pour le mieux dans ce paysage de rêve.
Du rêve, parlons en se dit Paco. Pour lui le rêve a tourné en cauchemar depuis belle lurette dans une région qui compte 37 % de chômeurs. Dans quelque jours, le 14 juin, il est menacé d’expulsion. Ce matin, Paqui, sa femme lui a dit « je ne partirai pas …on a construit cette maison, on a donné la vie à quatre enfants…on reste là. »
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Il y a quinze ans, le couple a emprunté 70 000 €.. 450 € à rembourser tous les mois, ce n’était pas la mer à boire, et d’ailleurs la mer est à 60 kilomètres. Et puis il y a eu la crise, le chômage depuis trois ans et seulement quelques petits boulots à droite à gauche, une ou deux journées tout au plus….
Pour Paco, pas de doute, c’est les banques qui ont joué avec l’argent des pauvres gens, des prêts à outrance à des taux alléchants jusqu’à ce que la bulle immobilière éclate en 2008. Il l’a lu hier dans El païs : Durant une dizaine d’années, les caisses d’épargne ont fonctionné sur un mode de financement à l’anglo-saxonne, c’est-à-dire en privilégiant le commercial sur le risque…Elles accordaient des prêts immobiliers sans se préoccuper de la solvabilité de leurs clients. La tentation était forte d’agir ainsi, à l’époque où le BTP était facteur de croissance, d’autant plus qu’elles pensaient réussir à éponger leur capacité de financement grâce à la croissance de la bulle immobilière.”
Il y a quelques mois, l’Espagne est devenu le quatrième pays de la zone euro à solliciter un soutien financier, après la Grèce (240 milliards), l’Irlande (85 milliards) et le Portugal (78 milliards). Reste à savoir comment une aide directe aux banques, sans passer par l’État, va pouvoir améliorer la situation.
En juin dernier, la zone euro a injecté 100 milliards dans l’économie espagnole, les bourses ont applaudi à tout rompre…Laurence Parisot a présidente du syndicat français des patrons, le Medef, y est même allée de son petit encouragement : “Quelque chose de fort, de décisif a été décidé. Toutefois, cela ne suffit pas, il est temps de bâtir les États-Unis d’Europe »
En attendant, l’article 104 du traité de Maastricht, devenu 123 dans le traité de Lisbonne stipule que les États membres de la Communauté européenne n’ont plus le droit d’emprunter auprès de leur banque centrale, mais sont dans l’obligation d’emprunter auprès de banques privées, moyennant de très forts intérêts.
Auparavant, les prêts accordés aux nations concernées n’étaient pas assujettis à l’intérêt, seul le montant net de l’emprunt était remboursé mais les « banksters » ont pris le contrôle d’une grande partie de la « création monétaire », en accord avec les personnages politiques censés représenter les citoyens, les protéger, dans tous les sens du terme.
Résultat : les banques privées en question génèrent des profits colossaux grâce à leurs impôts et la dette publique ne cesse de s’accroître inexorablement au fil du temps. L’Espagne n’est qu’une étape dans l’absurdité du système.
Il est midi à Paris, Céleste s’en revient de son exposé à Science Po sur le sentiment d’appartenance des jeunes français(e)s à l’Europe. Elle a construit son intervention sur un sondage réalisé il y a deux ans auprès de 2700 jeunes européen(e)s de 16 à 29 ans, cent individus par pays.
Le résultat est édifiant, la génération Erasmus n’est pas forcément attachée à l’Union Européenne… 48 % des Européens de 16 à 29 ans admettent le rôle de la dimension européenne dans leur identité,
En France, ce chiffre est ramené à 42 %…Seuls les jeunes Britanniques ont un sentiment plus faible (33 %), ce qui n’étonne pas particulièrement Céleste. Elle est par contre interpelée par le fait que Etre Européen compte davantage pour les jeunes des nouveaux États membres : Roumains (61 %), Hongrois (56 %) et Polonais (55 %), alors même que pour eux, la nationalité est aussi très importante.
Céleste longe le boulevard St Michel, les drapeaux européens n’encombrent pas sa vue, mais ce n’est pas la question… Les jeunes Français sont les plus sceptiques sur le futur rôle de l’UE. Ils sont seulement 29 % à penser qu’elle aura un rôle plus important, contre 32 % des Grecs, 34 % des Britanniques et 43 % de leurs voisins espagnols.
Le salut de l’UE vient une fois encore des pays nouveaux entrants. Pour 62 % des Roumains de 16 à 29 ans, et 52 % des Polonais, le rôle de l’Europe va augmenter.
Céleste longe maintenant les quais, et se demande si à force de prendre l’Europe pour bouc emissaire auprès de leurs électeurs, les politiques français ne sont pas à l’origine de cette perte de confiance.
Perdue dans ses pensées c’est à peine si elle se laisse distraire par une poignée de chrétiens à genoux qui prient dans la rue sous un immense crucifix tenu par un prètre en soutane pour manifester contre le mariage pour tous. «Je croyais que les prières de rues étaient interdites par la loi».
Aujourd’hui, huit pays d’Europe reconnaissent la mariage homosexuell : les Pays-Bas (depuis 2001), la Belgique (2003), l’Espagne (2005), la Suède (2009, avec une disposition obligeant l’Eglise à trouver un pasteur pour célébrer les mariages religieux), la Norvège (2009), le Portugal (2010), l’Islande (2010) et le Danemark (2012) « Bientôt 9 » se dit Céleste en regardant couler la seine, « Un tiers, on y arrivera bien un jour… ».
Pourtant, en bonne sociologue, Céleste se demande ce qui arrivera si un couple homosexuel uni dans un pays où cette union est légale va s’installer dans un pays ou cette union est illégale. Il est décidément plus difficile de laisser circuler des amoureux que des capitaux
Il est midi à Lisbonne. Midi et des poussières sur l’avenue Marques Plombal envahie de voitures et de scooters.
Antonio avait dix ans lors de la révolution des œillets, dix ans mais une belle espérance tant était grand l’enthousiasme de son père pour cette ère nouvelle qui s’ouvrait, et qui devait, selon lui, tout naturellement aboutir à l’adhésion à l’union européenne quelques années plus tard.
Que de chemin parcouru depuis juin 1985.
Le modèle européen, les fonds structurels que le pays a reçus de l’Europe, surtout pendant les premières années, le modèle social européen, la consolidation d’une démocratie pluripartite et civile, libérée de la tutelle militaire, tout cela a contribué de façon décisive à faire du Portugal un pays moderne, développé, reconnu internationalement.
Pendant cette période de paix et de développement, on a assisté à une véritable révolution de la mentalité des Portugais.
Les relations entre l’Espagne et le Portugal ont changé radicalement : la méfiance qui avait prévalu pendant des siècles s’est dissipée et une période d’excellentes relations s’est amorcée, dans tous les domaines, entre les deux États péninsulaires.
Aujourd’hui la crise est là, cette Europe qui devait faire l’union entre les peuples a glissé vers une Europe sous l’emprise de l’hégémonie américaine. Le royaume uni, l’Italie et l’Espagne se sont peu à peu rangés du coté de l’oncle Sam, mais la Pax Américana avait une idéologie sous-jacente : le néo-libéralisme ou la démocratie libérale, c’est à dire le marché comme valeur suprême.
C’est là qu’est apparue la « colonisation idéologique » de la social- démocratie et du socialisme démocratique, ainsi que la quasi-disparition des partis démocrates-chrétiens, transformés en Partis Populaires, par le néo- libéralisme américain, avec l’aide de ce qu’on appelle la «Troisième Voie » inventée par le travailliste Tony Blair, au service de ses amis américains et du capital international.
Antonio connaît la suite, la mondialisation dérégulée, sans règles éthiques ni valeurs, d’un capitalisme sauvage, dit «capitalisme de casino », a mené le monde à une crise globale, la plus importante depuis 1929.
Elle a commencé à Wall Street, avec la faillite de banques comme Lehman Brothers et s’est étendue en Europe et un peu partout .
Les marchés internationaux, sans règles éthiques, visant seulement la spéculation pour la spéculation, ont attaqué l’euro, qui reste la deuxième monnaie de réserve mondiale.
Antonio enseigne l’économie au Lycée, son salaire a baissé deux fois de 10 % en seize mois, les cotisations de sécurité sociale ont augmenté, seules les charges patronales ont diminué, et le pays compte 17,6 % de chômeurs.
Tout à l’heure, il parlera à ses élèves de croissance, de PIB, de déficits publics et de dette souveraine ; tout cela libellé en Euros.
Il est midi à Bucarest, et pour Anca midi n’est pas la meilleure heure, c’est juste l’heure de l’ennui en attendant la nuit. Après quelques mois comme vendeuse au Moll pour 157 € par mois, elle a été remerciée pour raison économique, la crise, toujours la crise…
Pour tuer son ennui, et attendre des jours meilleurs, Anca flâne sur les trottoirs de la Calea Victorei, tourne l’angle du boulevard dul regina Elisabetea et poursuit son chemin. Elle se souvient des images de liesse de ce premier janvier 2007, jour anniversaire de ses quinze ans, mais surtout jour d’entrée de la Roumanie dans l’Union Européenne.
Elle se souvient de ce concert rock Gigantesque organisé à quelques pas de là, et du discours du président Baroso retransmis sur écran géant : « Avec la Roumanie et la Bulgarie qui nous rejoignent aujourd’hui, nous créons une Union de près d’un demi-milliard de citoyens….En souhaitant la bienvenue de deux nouveaux membres dans notre famille, nous savons que notre culture, notre héritage sera plus riche et que cela favorisera nos relations mutuelles aussi bien que notre économie »
Anca sait maintenant qu’elle n’est pas plus riche qu’avant, pas plus que son père malade de trop de souffre respiré à la fabrique, pas plus riche que son frère qui vient d’être reconduit à la frontière par la Police française. Un comble dans cette union qui laisse passer les capitaux mais reconduit des membres de « sa famille » vers leur pays d’origine.
Ce soir, Anca guettera les touristes sur l’avenue de l’université, face au Sofitel pour vendre sa jeunesse pour quelques sous, elle les abordera tout simplement en leur demandant l’heure, puis leur proposera son sexe pour quelques euros ou dollars de préférence.
Selon un rapport des nations unis, publié par El Païs en 2010, Il y a 140 000 prostituées en Europe, un bénéfice de près de 2,5 milliards de dollar chaque année et une vie de misère pour ces filles abandonnées de la croissance.
Le statut légal de la prostitution variant selon les pays, la prostitution peut être classé de l’illégalité aux activités légales professionnelles. Selon l’article 1 de la charte des droits fondamentaux de l’Union La dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et protégée, l’ article 5 prévoit que la traite des humains est interdite.
En Roumanie, la prostitution est interdite, elle est autorisés dans 7 états membres avec maisons closes Espagne, Pologne, Portugal, République Tchèque, Slovaquie, Slovénie et dans la rue dans huit autres états membres Belgique, Chypre, Danemark, Estonie, Finlande, France, Italie, Luxembourg, et elle est régulée, ce qui revient à dire qu’elle est autorisée, dans 7 autres états membres Allemagne, Autriche, Grèce, Hongrie, Lettonie, Pays-Bas, Royaume-Uni.
Elle est interdire dans seulement 5 pays : Irlande, Lituanie, Malte, Roumanie, Suède
Ce soir, Anca fera ce qu’elle peut faire du désespoir de sa jeunesse, ouvrir ses jambes aux yeux de quelques hommes qui viendront lui acheter ce qu’elle aimerait tant donner à un seul d’entre eux dans l’abri bienveillant d’un foyer.
Il est midi à Dublin. Ann travaille dans une banque et se remet tout juste des turbulences des trois dernières années.
Féministe dans un pays très traditionaliste, elle n’en est pas moins fière de vivre dans un pays en tête des pays d’Europe pour ce qui est de la parité hommes femmes aux charges électives, même si cela ne se traduit pas toujours sur le plan salarial.
Hier, le syndicat a organisé une conférence sur les inégalités salariales en Europe.
« Beaucoup de femmes ont l’impression qu’elles ont du talent – mais ne peuvent pas l’exercer… De plus, elles sont bien souvent exclues des circuits de décision»
Ann repasse dans sa tête les chiffres de la veille : La Norvège -qui ne fait pas partie de l’UE-premier pays à avoir imposé des quotas de 40% de femmes dans les conseils d’administration, ne compte que 3% de femmes PDG… Certains pays refusent, officieusement en tout cas, le concept même. En Allemagne, 90 des 100 plus grandes entreprises n’ont aucune administratrice…Le résultat a été que dans certains pays on a du établir des quotas : « Ce qui est grave, ce n’est pas d’avoir des quotas, mais le fait qu’on en ait besoin » se dit Ann en longeant la rue bordée de boutiques à la gloire de la jeunesse et de la beauté.
Ann a bien appris la leçon : L’égalité entre les femmes et les hommes est l’un des principes fondamentaux du droit communautaire. Les objectifs de l’Union européenne (UE) en matière d’égalité entre les femmes et les hommes consistent à assurer l’égalité des chances et de traitement entre les genres, d’une part, et à lutter contre toute discrimination fondée sur le sexe, d’autre part.
Il y a une charte européenne pour l’égalité des droits, pourtant L’écart de rémunération entre les femmes et les hommes reflète crument les discriminations et les inégalités qui persistent sur le marché du travail, essentiellement au détriment des femmes. A travail égal, salaire inégal : L’écart de rémunération est estimé à 16,0 % en France contre 16,4 % pour l’Union Européenne. Il est de 19,5 % au Royaume-Uni, 23,1 % en Allemagne.
Pourtant l’écart se réduit En France par exemple, il était de 29% en 1991 à 25% en 2009.
Mais l’inégalité n’est pas seulement criante dans le monde du travail. Ce qui a le plus choqué Ann, c’est un chiffre sur les retraites en France. 833 euros: c’est le montant moyen de la pension de retraite des femmes. C’est deux fois moins que les hommes qui touchent en moyenne 1743 euros…
Il est midi à Rome, et Silvio flâne sur la Via Cavour a quelques pas du Colisée. Il y a quelques mois qu’il a pris la décision de ne plus se rendre à l’agenzia per l’impiego, il fait partie de ces quelques trois millions d’italiens qui ont abandonné toute recherche d’emploi.
Inutile d’aller faire des heures de queue pour ne plus rien se voir proposer. Ici, on les appelle les « découragés », ou les scoraggiati et bizarrement, ces personnes là ne sont pas intégrées dans les méthodes de calcul du taux de chômage.
En Italie, comme dans le reste de l’Union, la méthode de calcul du taux de chômage ne prend en compte que les personnes qui ont effectué au moins une démarche de recherche lors des quatre semaines précédant l’enquête, ou celles qui sont sur le point d’accepter une offre d’emploi.
Ainsi, le taux de chômage italien a atteint 11% en 2012, soit 2,7 millions de personnes, ce qui le place dans la moyenne de l’Union européenne et bien en-dessous de l’Espagne (25%) et de la Grèce (24,3%).
C’est oublier ces “découragés”, qui ont abandonné leur recherche d’emploi, sont donc trois millions en Italie, soit 11,6% de la population active, ce qui constitue un niveau sans équivalent dans l’UE. Cette proportion est par exemple de 4,7% en Espagne, 1,8% en Grèce, 1,3% en Allemagne et 1,0% en France.
La majorité des analystes jugent d’ailleurs que le taux de chômage est peu significatif de la situation italienne, et que c’est le taux d’emploi, qui mesure la proportion de gens qui travaillent par rapport à la totalité de la population en âge de le faire, qui doit être privilégié.
A 56,4% en janvier, le taux d’emploi de la troisième économie de la zone euro est lui dans le bas du classement de l’UE et se trouve en-dessous des chiffres espagnols et grecs.
Silvio tourne à l’angle de la Via Del fori imperiali, le Colisée se dresse devant lui, vestige de la grandeur passée d’un pays qui jadis étendit son influence jusqu’aux rives de la mer Caspienne.
Face à lui, la porte par laquelle entra peut-être un jour Spartacus, l’esclave qui fit jadis, comme les chômeurs d’aujourd’hui, partie intégrante de la vie des romains.
Il est midi à Sofia, Svetlana descend la rue qui mène vers la seule école juive de la capitale. Sur les murs, des graffitis comparent l’étoile de David à la croix gammée des nazis, On y lit on ne peut plus clairement une injonction d’un autre age : « Arrêtez l’occupation en Bulgarie ».
Sociologue spécialisée dans les conflits intercommunautaires, Svetana s’étonne de cette attaque plutôt surprenante dans un pays qui affirme traditionnellement sa tolérance à l’égard de la communauté juive, mais elle ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec les violences antisémites qui secouent l’Europe de 2013.
Les incidents antisémites ont augmenté de 30 % durant l’année 2012 selon un rapport annuel publié coopération avec l’Université de Tel Aviv.
Pas très loin, en Hongrie, l’antisémitisme fait rage et selon les observateurs, une corrélation a été observée entre l’avènement des parties d’extrême droite et le haut niveau de manifestations antisémites comprenant des violence et du vandalisme à l’égard des intérêts juifs. En Grèce comme en Ukraine, les rhétoriques antisémites encouragent à des agressions infâmes. Svetlana frémit à l’idée qui traverse son esprit : Ce ne serait pas la première fois en Europe que les juifs seraient désignés comme responsables de la crise.
Le Congrès Juif Européen dans un communiqué de presse a laissé entendre qu’il avait écrit au président du parlement européen, Martin Schulz” lui demandant d’initier un comité de surveillance européen et de fournir une structure officielle et régulière en rapport à ces faits..”
Il est midi à Amsterdam, à Bratislava, à Copenhague, à Helsinki, à La Valette, à Lubljana, à Luxembourg, à Nicosi, à Pragues, à Riga, à Stockholm, à Tallinn et à Vilnius.
Hans le prof dhistoire, Lubina la prof d’économie, Niels le prof de géographie, Alma la prof de Français, Emir le prof d’anglais, Ada la prof de sciences sociales, Jonathan le prof d’histoire des idées politiques, Sanina la prof de droit, Ian le prof de sociologie, Angelica la prof d’éducation civique, Erik le prof d’économie politique, Kadi, la prof de philosophie et Paulius le prof d’allemand s’apprêtent à donner à leurs étudiants un exercice de commentaire de texte sur le discours prononcé à la fin du WIXeme siècle par le grand Victor Hugo.
Un jour viendra où les armes vous tomberont des mains, à vous aussi !
Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Pétersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu’elle serait impossible et qu’elle paraîtrait absurde aujourd’hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie.
Un jour viendra où la France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France.
Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées.
Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France !
Un jour viendra où l’on montrera un canon dans les musées comme on y montre aujourd’hui un instrument de torture, en s’étonnant que cela ait pu être !
L’Europe ne s’enseigne pas seulement dans les cours d’histoire, l’Europe ne se subit pas que dans les méandres des institutions, l’Europe se vit, et le vie est un choix, à nous de faire le choix de la vie.
Guy Lévêque, Bruxelles, mai 2013.